Samedi 25 octobre 2025 par Laurent Sapir

Ride into the sun

Nouveau sommet dans la discographie de Brad Mehldau. Fidèle et inventif dans le même mouvement, le pianiste illumine le crépuscule du chanteur-poète Elliott Smith au gré d'un album aussi ample que somptueux.

 

Mort à 34 ans, Elliott Smith semblait suspendu entre douceur et douleur... ou alors entre les Beatles et John Lennon. S'il connaissait par cœur les harmonies du groupe, c'est d'abord leur leader qui l'inspirait : vulnérabilité, mise à nu, sans rien enrober. Brad Mehldau est fait de cette pâte. Même quand il célèbre McCartney dans Blues and Ballads, son choix se porte d'abord sur l'introspective et poignante mélancolie de My Valentine. D'un spleen à l'autre, le pianiste était donc tout désigné pour redonner âme aux ballades folk du chanteur-poète américain disparu en 2003. Ride into the Sun en orchestre l'esprit avec maîtrise, sensibilité et souveraineté. Son matériau se révèle pourtant étonnamment protéiforme. Dans la lignée des dantesques Highway Rider et Jacob's Ladder, Mehldau varie invités et configurations : trio, voix, piano solo, orchestre de chambre... Répertoire tout aussi composite, même si l'esprit d'Elliott le maudit y reste constamment présent.

Trois pièces - Better Be Quiet Now, Between the Bars et The White Lady Loves You More - caressent d'emblée l'attention. Portes d'entrée à un univers aussi fragile que vibrant, elles privilégient la délicatesse du toucher et la douceur d'une mélodie. Le halo de cordes ou un solo de contrebasse (le Danois Felix Moseholm, révélation de l'album) en prolongent les frémissements. Les morceaux chantés - Tomorrow Tomorrow, Southern Belle - ne rompent pas l'harmonie même si Daniel Rossen, du groupe Grizzly Bear, nous emporte davantage à la guitare électrique, son registre d'excellence. Pour preuve, le si enlevé Everybody Cares Everybody Understands, qui déploie une énergie plus pop. À l'inverse, Colorbars révèle la voix hors pair d'un mandoliniste d'exception, Chris Thile, complice de longue date de Brad Mehldau. Émotion, bagout harmonique et ludique... Ce morceau compte parmi les sommets du disque.

C'est aussi le cas d'Everything Means Nothing To Me, la deuxième plage de l'album. Entre comptine nostalgique, fanfare, échappée à la flûte et coda percussive signée Matt Chamberlain, le morceau impressionne par sa construction. Dans ce lyrisme retenu et ses arrangements en spirale, on se surprend même à y déceler des accents à la Georges Delerue. Autres épiphanies, les thèmes en piano solo comme Sweet Adeline et Thirteen, du groupe Big Star, qu'Elliott Smith chantait souvent en concert. Plus éloignés a priori de l'univers du chanteur, Sunday et sa flûte traversière subliment également l'ensemble imaginé par Mehldau. Cette pièce est signée Nick Drake, dont les démons intérieurs étaient sans doute encore plus irréversibles que ceux du chanteur disparu.

Quatre titres, pour conclure, sont des compositions personnelles de Brad Mehldau en mode suite orchestrale. On y retrouve en partie la luxuriance de Highway Rider, mais dans un lien plus affirmé, parfois un peu angulaire, avec le répertoire classique. Mehldau cite volontiers à ce propos un des biographes de Brahms qui décrivait l'émotion d'une de ses pièces comme un "sourire à travers les larmes". Belle métaphore de l'univers d'Elliott Smith à laquelle fait notamment écho la conclusion de l'album et seconde partie de son titre éponyme. À l'instar du final si halluciné de Jacob's Ladder, le morceau s'achève sur une tonalité plus mélodique et intemporelle, et après une ultime envolée dans les cordes, le piano semble déposer les armes, tel un Elliott Smith enfin rasséréné au soleil couchant.

Ride into the Sun, Brad Mehldau (Nonesuch Records)