Mektoub my love: Canto Due
Moins tendu mais plus sombre malgré ses volutes d’humour, "Canto Due" laisse entrevoir, après une période déconcertante, la quête d’un rapport renouvelé entre Abdellatif Kechiche et son public. Pas sûr que ça prenne, mais le geste cinématographique, lui, est prodigieux.
Des jeunes gens se la coulaient douce à la plage, des corps désirants crevaient l’écran, et entre deux moments de tchatche collective avant de partager un couscous, on avouait ou l'on taisait ses amourettes. Chouette ambiance, mais trois heures, c’était long, surtout sans réelle dramaturgie. Le film se laisse "absorber par son propre mouvement de chair et de lumière", écrivait-on à la sortie de Mektoub My Love : Canto Uno, premier volet d'une trilogie librement inspirée d'un roman de François Bégaudeau. Et voilà qu’un soleil voilé, un regard moins sexué — ou plutôt moins rivé à certaines courbes charnues — et une trame plus escarpée changent la donne. Rien à voir non plus avec les excès nocturnes d’Intermezzo, deuxième segment fantôme jamais sorti en salles après son dézingage cannois.
On l’aura compris : c'est un tout autre Abdellatif Kechiche que révèle ce troisième volet. Toujours l'été, mais en sourdine. Toujours la sensualité, nimbée à présent d'une sombre mélancolie. L'humour aussi est au rendez-vous, à ceci près qu'il fait paravent. "Les corps dansent encore, les rires résonnent, mais le récit se tord", a déclaré le réalisateur dans le dossier de presse alors qu'un AVC récent l'a fragilisé. On ne glisse plus seulement dans le doux-amer. Plutôt vers un lit de tristesse infusé à l'air marin. Et pourtant, rien ne semble avoir bougé. Situé à Sète dans les années 1990 et tourné il y a déjà un bout de temps, Canto Due remet en scène la smala chère à Kechiche telle qu'on l'avait laissée sept ans plus tôt, avec toujours en guest la délicieuse Hafsia Herzi. Deux nouveaux venus — un producteur américain et son épouse, Jessica, une actrice de soap opéra — viennent cependant interrompre cette langoureuse sensation de temps dilaté en débarquant, un soir, au restaurant familial qui tenait déjà la vedette dans Canto Uno.
L'établissement est fermé à cette heure, mais on fera bien une exception pour le couple d'Hollywood. Elle, surtout, qui s'empiffre sous les yeux désabusés de son mari et dont le regard laisse entrevoir une mélancolie qui va peu à peu cisailler l'atmosphère. Pour incarner ce personnage sous pression derrière ses airs mutins, le cinéaste a fait appel à Jessica Pennington, et c'est très clairement la révélation du film. On n'oubliera pas de sitôt ce visage mis à nu, suspendu entre rire et larmes, ni la poignante maturité qui l'anime quand un coup de blues lui tombe dessus, noyant une vérité d'âme sous le statut d'actrice "bankable". De quoi reconfigurer le triangle formé dans le premier volet par Amin, l'aspirant-cinéaste, Tony, son cousin dragueur, et Ophélie, la plus libre et la plus craquante des gardiennes de brebis, celle qui déchire toujours autant les cœurs mais qui ne monopolise plus, cette fois, toute l'attention.
Amin l'aime toujours autant, prêt à l'épauler alors qu'elle s'apprête à avorter, mais ce personnage masculin a changé. Parfois inconsistant dans Canto Uno — ou alors trop assigné à son rôle de voyeur discret, appareil photo en bandoulière —, le voilà plus soucieux. Surtout lorsque le producteur américain croisé au restaurant consent, plus tard, à lire son scénario et le corrige allègrement dans le but d'en faire un film hollywoodien avec sa femme comme héroïne. Le succès, oui, mais à quel prix ? Amin, auquel Shaïn Boumedine prête un beau mélange de contrariété rentrée et d'impuissance, apparaît plus que jamais, ici, comme le double d'Abdellatif Kechiche. Même quête d'intégrité et de retour à une innocence originelle. Jessica le met d'ailleurs en garde: "Les réalisateurs sont les pires : si tu réalises, tu dois être au cœur de toute cette folie."
Tony (Salim Kechiouche) aussi la ramène un peu moins. Pourtant irrésistible lorsqu’il drague l’actrice américaine en imitant Joe Pesci dans Raging Bull (et Jessica qui fait De Niro en contrepoint !), il perd de sa superbe lorsque le film se met à parodier les séries dont elle est l’héroïne. Telle une sidérante tangente de fin d’été, Canto Due bascule alors sans crier gare dans un autre régime entre polar, mélo télévisuel et reportage hospitalier, tout en rappelant le racisme auquel s’exposent ses principaux personnages. On n’a pas fini de gamberger sur cette ultime embardée qui, sous son ingénuité affichée mais avec un léger décalage, révèle surtout un cinéaste en liberté et en mouvement — un mouvement désormais moins solaire malgré une caméra extraordinairement plus apaisée. C’est toute la beauté du film : de grandes arabesques vitalistes, à la Kechiche, du désir puissance mille entre la plage et les oliviers — et, au final, le précis d’une jeunesse enfuie, à l’image d’Amin, errant puis courant seul dans la nuit, comme s'il laissait derrière lui l’âge des possibles.
Mektoub My Love : Canto Due, Abdellatif Kechiche (Sortie en salles ce mercredi 3 décembre)