After The Hunt
Étrillé par une critique généralement peu indulgente lorsqu'on questionne le wokisme, l'après #MeToo et la cancel culture, le nouveau film de Luca Guadagnino ("Call Me by Your Name") est transcendé par une Julia Roberts aussi ténébreuse que magnétique.
Fin de partie, déjà, pour Luca Guadagnino ? Le dernier-né de cet Italien "arty" a cumulé vendetta critique à la Mostra de Venise, méga-flop dans les salles américaines et relégation discrète, en France, sur Prime Video. On avait déjà peu goûté la préciosité de Call Me by Your Name, ni davantage le bien perché Queer avec Daniel Craig en William S. Burroughs halluciné, mais malgré ses lourdeurs apparentes, After the Hunt leur est nettement supérieur.
Plongeant à pieds joints dans les débats post-#MeToo, le camarade Guadagnino "aggrave" d'emblée son cas en reprenant pour son générique d'ouverture le style et la typographie de Woody Allen — ce pestiféré dont les 90 ans ont été soigneusement passés sous silence. Tony Bennett et Bill Evans sur A Child Is Born : la note est donnée. La suite relève d’un savant mélange entre David Lodge et Philip Roth : dans la prestigieuse université de Yale, une étudiante noire issue d’un milieu aisé (Ayo Edebiri) affirme avoir été violée par un professeur de philosophie (Andrew Garfield), au moment même où celui-ci s’apprêtait à la confondre pour plagiat. Julia Roberts, elle aussi enseignante en philo, campe l’amie et rivale de l’accusé (ils attendent tous deux d’être titularisés), tandis que l’étudiante prête à porter plainte, l’une de ses protégées, nourrit pour elle un attachement visiblement plus complexe qu’un simple lien pédagogique.
Secrets et mensonges — ou vérité —, pouvoirs et privilèges… After The Hunt décline ces dilemmes au fil d’une mise en scène sophistiquée, à l’instar d’un tic-tac de métronome insistant qui transforme peu à peu la trame en thriller psychologique. Le scénario bavarde un peu trop, mais l’écriture est soyeuse, et Guadagnino a surtout la bonne idée d’enjamber la question de savoir si l’étudiante a réellement été victime d’un viol. C’est Julia Roberts, magnifiquement sombre pour son grand retour devant les caméras, qui capte l’essentiel de son attention. Ambitieuse et fragile — comme en témoignent les douleurs abdominales qui la minent régulièrement —, la spécialiste d’Adorno et Foucault se referme peu à peu à mesure que ressurgit un passé personnel difficile à affronter.
Le personnage rappelle la glaciale cheffe d'orchestre anti-woke campée par Cate Blanchett dans Tár, mais avec une tonalité plus franc-du-collier. Entre grandes causes et zones grises, le film questionne autant le vernis feutré et progressiste d’un certain milieu universitaire que toute une palette de postures non moins ambiguës du côté des nouvelles générations— jusqu’à interroger ce nouveau confort contemporain : dissimuler un mal-être, voire une frustration amoureuse, derrière une hyper-réactivité à “l’offense” imputée à autrui... Passionnants jeux de miroirs, jusqu’au lâcher-prise de Julia Roberts devant ses élèves : « Tout n’est pas censé vous mettre à l’aise. Tout n’est pas censé être un bain tiède dans lequel on s’enfonce avant de s’endormir et de se noyer »... Les trois versions — tour à tour épurée, orchestrée et dissonante — du merveilleux É Preciso Perdoar immortalisé par João Gilberto en prolongent autant l'écho que le trouble.
After the Hunt, Luca Guadagnino (Prime Video)