Mercredi 22 octobre 2025 par Laurent Sapir

Le Photographe inconnu de l'Occupation

Le Paris occupé des années 1940 vient de se trouver un nouveau héros, Raoul Minot, longtemps anonyme avant que le journaliste Philippe Broussard ne découvre ses photos clandestines et lui consacre d'abord une série d'articles, puis un livre définitivement palpitant.

 

On dirait que traquer les fantômes, c'est son job - les traquer, mais aussi les identifier. Dix ans après avoir sublimé Billie Holiday et comblé les pointillés de sa dernière tournée dans Vivre cent jours en un, Philippe Broussard célèbre un mystérieux promeneur auquel il avait consacré une série l’an passé dans Le Monde. Cet inconnu a enfin un nom : Raoul Minot, 47 ans à l'époque, employé au magasin Le Printemps et auteur sous l'Occupation de plusieurs centaines de clichés clandestins découverts au hasard d'une brocante il y a seulement cinq ans. Ces clichés étaient-ils à ce point inflammables pour que Minot soit dénoncé et arrêté, avant de mourir en déportation à Buchenwald ?

Il est vrai que, dans ces années sombres, graver des Allemands en uniforme sur pellicule sans autorisation était puni de mort. Raoul Minot ne se contentait pas, d’ailleurs, de photographier des officiers en goguette. Véhicules militaires, défilés et autres convois n'échappaient pas non plus à son regard avec, en supplément d'âme résistante, des légendes narquoises au dos des photos sur ceux qu’il appelait "les Fritz". De fait, il a documenté un Paris soumis sans appartenir pour autant à un quelconque réseau : ni gaulliste, ni communiste. En revanche, il semble qu’il ait trouvé quelques complices sur son lieu de travail, le Printemps Haussmann, où il fut engagé très jeune comme employé de rayon. 

Ce magasin, c'est une fourmilière sur laquelle, jusqu’ici, aucun historien ne s’était penché. À tort, selon Philippe Broussard : "En pénétrant dans l'intimité du Printemps, j'avais l'impression d'être dans la série Un Village français", souligne l'auteur au micro de TSFJAZZ. Au cœur de cet univers clos, tout le monde se connaît, et nombreux sont ceux qui travaillent en couple : le mari au rez-de-chaussée, l'épouse à l'étage. La plupart des employés habitent aussi dans le même secteur, cette proche banlieue ouest - Courbevoie, Asnières, Clichy - d'où l'on rejoint directement la gare Saint-Lazare. Tout un biotope se déploie dans le magasin : clients allemands, regards méfiants, résistants cachés, dénonciateurs...

De ce microcosme émergent deux figures fortes, le directeur du personnel, Edmond Rachinel, homme d'une loyauté sans faille qui connaît les secrets de chacun et sait parfois donner un coup de main discret à ceux qui en ont besoin. Et puis la vaillante Germaine Gerschel, "Mademoiselle Gerschel ", qui dirige l’atelier photo du magasin. C'est sans doute dans son studio qu'ont été développées les photos clandestines de Raoul Minot. On comprend moins, en revanche, pourquoi elle s'est laissée arrêter comme juive par la Gestapo alors que Rachinel l'invitait à fuir sans tarder la zone occupée.

"J'ai vainement cherché son visage dans les cohortes de corps décharnés. Il était nulle part et partout à la fois", écrit Philippe Broussard lorsqu'il tente d'identifier le photographe déporté sur des clichés pris à Buchenwald. Cette enquête - ou plutôt cette quête - l'a mené bien loin, même si des mystères demeurent : comment Raoul Minot se déplaçait-il ? Où dissimulait-il son appareil ? Comment ses photos ont-elles pu être préservées après la guerre ? Que sait-on, in fine, de l'homme qu'il était, notamment dans son milieu familial et professionnel, lui qui restait "caché dans l'obscurité du hors-champ",  "silhouette furtive" promenant son audace et son esprit railleur de la Concorde aux Grands Boulevards ? En attendant, il a déjà droit à sa fiche Wikipédia : cinq mille signes et une photo tout en rectitude - l'employé modèle, sans éclat autre que celui d'un héros discret. On aurait presque envie de le panthéoniser.

Le Photographe inconnu de l’Occupation, Philippe Broussard (Le Seuil). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 23 octobre, sur TSFJAZZ (13h30).