Et toute la vie devant nous

Un style, une ampleur et un récit collectif qui n'a jamais été aussi personnel... Avec "Et toute la vie devant nous", Olivier Adam signe l'un de ses plus beaux romans.
C'est le grand éclipsé de cette rentrée littéraire. Malgré une œuvre conséquente et un détour réussi par le cinéma (Je vais bien, ne t'en fais pas), le dernier-né d'Olivier Adam n'a pas fait le poids médiatiquement face aux mastodontes Carrère et Mauvignier. Et toute la vie devant nous est pourtant l'un de ses plus beaux textes. Syndrome du hors-saison ou plus vraisemblablement changement de têtes de gondole dans les rayons de la mélancolie sociale ? Si Nicolas Mathieu en est aujourd'hui le représentant le plus éminent, ce n'est pourtant pas lui qui, à l'orée des années 2000, fit voler en éclats le tropisme bourgeois d’un certain roman hexagonal. Dans ce qu'il est convenu d'appeler la France périphérique, Olivier Adam y déployait déjà sa propre cartographie dans la lignée d'une littérature américaine qui, elle, a toujours su parler des "vrais gens".
Le propos ici se distingue déjà par son ampleur : quarante ans d'amitiés entre Paul, Sarah et Alex. De l'enfance en banlieue pavillonnaire jusqu'à l'âge adulte, Olivier Adam relate leurs vocations artistiques plus ou moins contrariées par les barrières sociales, mais aussi les non-dits qui empoisonnent leurs rapports. Les grandes secousses de l'époque - sida, extrême droite, #Metoo, confinement - sont également au rendez-vous. Elles influent sur les parcours et remettent en mémoire des codes heureusement révolus : le roman débute alors que la France entière, ou presque, est prostrée devant la télé quand passent les "playmates" du Collaro Show. Les termes "emprise" et "consentement" ne faisaient pas encore partie du vocabulaire commun.
L'amitié - et peut-être plus que l'amitié - qui unit Paul, Sarah et Alex est aussi profonde qu'élastique. Asymétrique, surtout. Seuls deux éléments du trio prennent la plume pour retisser, sur le mode épistolaire, les décennies traversées. Où est passé Alex ? Qu'est-il devenu ? On comprend peu à peu qu'il est la pierre angulaire d'un récit à la Jules et Jim, mais aux lignes de faille plus profondes. C'est lui le plus intransigeant, le plus à même de se brûler les ailes, le plus directement touché aussi par un événement tragique survenu près d’un étang et qui a soudé ces trois-là dès l’enfance autour d'un pacte silencieux.
De quoi revitaliser ce lyrisme épuré dont Olivier Adam a fait sa marque de fabrique. Sans jamais tomber dans le pathos, il confère à ses personnages une aura romanesque qui sonne toujours juste. On devine aussi la portée autobiographique du texte (Paul devient écrivain...) même si, au micro de TSFJAZZ, Olivier Adam se définit avant tout comme un "cueilleur d'histoires" empruntant ici et là des fragments de biographies à ses proches ou les malaxant à travers ses propres bifurcations... ou désirs de bifurcations. Une trame-laboratoire, en somme, entre d'autres vies que la sienne et celles qu'il aurait pu avoir.
Jusqu'à cette phrase reçue à bout portant : "C'était typique de toi, cette façon que tu avais de laisser la vie te passer à côté pendant que tu pensais à autre chose” ... C'est Sarah qui s'adresse ainsi à Paul, comme pour souligner à quel point on peut être traversé par la vie sans jamais la saisir. C'était aussi le cas du projectionniste dans le déjà si beau Tout peut s'oublier : il avait la sensation d'être "une sorte de figurant dans le film de sa propre vie". Mais le propos fait aussi office de manifeste quant à la disposition même de l'écrivain: être à la fois là et pas là, dans la société et légèrement de côté, depuis cet endroit précis où un auteur peut autant saisir une réalité que ce qu'elle dissimule. Si c'est bien là la profession de foi d'Olivier Adam, d'autres grands romans suivront.
Et toute la vie devant nous, Olivier Adam (Flammarion). Coup de projecteur avec l'auteur le mardi 14 octobre sur TSFJAZZ (13h30)
Crédits photo: Jean-Philippe Baltel