Vendredi 31 octobre 2025 par Laurent Sapir

La Nuit au coeur

Trois femmes qui courent, une seule survivante: elle. Entre emprise et féminicides, Nathacha Appanah traque la focale exacte pour que les processus de destruction qu'elle évoque soient le mieux mis à nu, trouvant au final la profondeur et la sensibilité requises. 

 

L'expérience de laboratoire précède la course d'obstacles. Avant de les surmonter un à un au regard de ce qu'elle va raconter, Nathacha Appanah met déjà en boîte - dans tous les sens du terme - les trois salauds de son récit. Les voici réunis dans une pièce close imaginaire, avec pour seul éclairage un mince et inaccessible carreau de "brouillard jaunâtre" posé en hauteur, telle une "lumière fatiguée, sans chaleur, sans pardon". Ici, les rôles sont inversés. Silence. Écoute. Peut-être qu'après les avoir bien laissés mariner, ces trois-là, il sera possible d'actionner une écriture. Et surtout, de la maîtriser.

L'épreuve ne va pas de soi : les trois salauds ont soigné leur apparence - le maçon libre et fier, le chauffeur de ministère détendu et souriant, le journaliste-poète tout en maturité intellectuelle. À les voir ainsi, écrit Appanah, "on n'imagine pas"... En effet, on n'imagine pas le maçon brûlant vive son épouse, Chahinez Daoud, à Mérignac, près de Bordeaux, où vivait alors la romancière en 2021. On n'imagine guère davantage le chauffeur écrasant, quelque vingt ans plus tôt, la cousine mauricienne de l'autrice, Emma. Et ce poète d'âge mûr, comment a-t-il pu infliger une telle emprise, doublée d'un asservissement sexuel, à sa compagne de l'époque alors qu'elle n'avait que vingt-cinq ans ? On n'imagine pas non plus, à travers sa prose aujourd'hui si souveraine, que cette jeune femme, c'est Nathacha Appanah elle-même.

Ainsi s'agit-il de tresser trois destins ne s'étant jamais croisés : deux mortes et une rescapée, deux prénoms jetés dans le gouffre des violences masculines et un bout de soi arraché in extremis au précipice, deux victimes qui n'écriront plus rien et une narratrice en lice pour le Goncourt. Ce déséquilibre apparent, Nathacha Appanah le conjure à travers une sincérité de plume aussi prenante et poignante que ses fulgurances d'écriture. Elle part d'une image commune à ces "trois femmes impuissantes" - leur course au milieu de la nuit pour fuir celui qui les agresse -, mais c'est moins la jonction que la spirale qui la taraude. Tout un dégradé se met en place entre volonté d'isoler, de rabaisser et de détruire une femme.

Des éléments extérieurs surgissent - le laisser-faire de la police à Mérignac ou les rigidités patriarcales de la société mauricienne -, mais c'est dans un registre plus intime que la plume devient scalpel, notamment quand Appanah analyse sa propre descente aux enfers : la honte de soi, l'acceptation du pire. Et ses proches de s'interroger : pourquoi ne pas avoir pris plus tôt la poudre d'escampette, sans même comprendre les codes et les rouages spécifiques à tout foyer violent ? Questionnements comparables pour Chahinez, si bien qu'au fil des pages l'enquête et l'introspection parviennent à ne pas se marcher sur les pieds. L'écrivaine sait aussi nous faire entendre "le cri des mères qui voudraient remonter le temps", ou encore une partie de leur corps qui meurt en même temps que leur enfant. "Tout allait bien le samedi", ne cesse de dire la mère d'Emma, intarissable sur la journée qui a précédé le meurtre de sa fille, mais si défaillante quand sa mémoire est sollicitée sur des faits plus anciens. 

De quoi convoquer aussi les moyens de la littérature lorsqu'on entreprend un tel récit, "et que tout ça prenne la forme qui ressemble le plus à la chair humaine pour moi, un livre"... On pense alors à ce qui sépare l'autrice de Neige Sinno qui, dans Triste Tigre, usait de la littérature comme d'un outil de déconstruction. Face au trauma de l'inceste, elle scrutait chaque mot, chassant ceux qui n'étaient pas à leur place. Une foudroyante succession de fragments et d'éclairs résumait son "espèce de rébellion insensée". Appanah procède autrement, dans le noir et à tâtons, passant de fils en nœuds et s'efforçant de donner chair, humanité, et parfois beauté - si c'est encore possible - à son terrain d'observation.

Dans cette course de haies, il peut lui arriver de trébucher - un cliché sur un "cœur de pierre", une conclusion un peu embrouillée sur un viol qu'elle ne parvient pas à nommer - mais elle franchit la ligne, à bout de souffle, surtout pas triomphante. Il est temps à présent que l'émancipation coure en plein jour.

La nuit au cœur, Nathacha Appanah (Gallimard)