Vendredi 19 décembre 2025 par Laurent Sapir

L'Agent secret

Encensé et multi-primé à Cannes, "L'Agent secret", du Brésilien Kleber Mendonça Filho, n'impacte pas autant qu'espéré malgré le brio de sa mise en scène, comme si le mélange des genres — sous couvert de vrai-faux thriller d’espionnage — faisait dévier le film de sa trajectoire initiale.

 

 

Marcelo n'est pas un agent secret — d’ailleurs, il ne s’appelle pas Marcelo. En vérité, tout est trouble autour de cet ancien scientifique qu’on découvre au début du film bien désemparé, au volant d’une Coccinelle jaune vif. Et pour cause : sous ses yeux, à seulement quelques dizaines de mètres, un cadavre partiellement recouvert d'un morceau de carton pourrit en direct sous un soleil écrasant. Fausse piste toutefois : l’épisode fait surtout office de parenthèse, voire de prologue. Après s’être vu réclamer un pot-de-vin par deux policiers en guise de droit de passage, notre homme laisse l'incongru macchabée derrière lui et file vers Recife, où il s’apprête à retrouver son jeune fils après plusieurs années de séparation.

Nous sommes dans le Brésil des années 1970 plongé en pleine dictature, et rien ne va vraiment dissiper le climat d'étrangeté. Il est vrai que chez Kleber Mendonça Filho (Aquarius, Bacurau...), les adversités frontales sont d'abord formatées en menaces diffuses. La mise en scène en explore magnétiquement les méandres, notamment dans l’atmosphère carnavalesque de Recife où militaires, policiers et tueurs mènent la danse. On croise aussi dans L’Agent secret des chats à deux têtes, des réfugiés politiques protégés par une vieille mère courage aussi tendre que rugueuse, sans oublier une mystérieuse... jambe poilue. Elle sème la terreur dans les milieux interlopes.

Sauf que cet inventaire baroque, allié à une profusion de clins d’œil — dont certaines références appuyées au film Les Dents de la mer — finit par donner le sentiment d’un propos surchargé. La puissance narrative s’en ressent... et pas que. C'est ce qu'observe avec acuité l'excellent (bien que parfois injuste...) site militant Des Nouvelles du Front. Une question traverse leur texte : à quel moment le style devient-il anesthésie? Le vernis vintage, cinéphilique et tropicaliste du film, pensé comme un "pare-feu stylé contre tout fascisme", ne finit-il pas par neutraliser sa charge politique ? Même quand les héros meurent, c’est "proprement, sur photographie", avec la possibilité pour le même acteur — le très classieux Wagner Moura — d’interpréter le fils de la victime.

On est certes loin du monument de platitude qu’avait constitué en début d’année Je suis toujours là, de Walter Salles, lui aussi situé sur fond de dictature brésilienne. Il n’empêche que l’excès de bigarré finit par amoindrir l’impact du propos. Des Nouvelles du Front en rappelle d’ailleurs un autre exemple frappant dans l’année écoulée : Une Bataille après l'autre, de Paul Thomas Anderson, dont la "patine seventies" agissait comme le "lubrifiant d’un pur principe de plaisir"… jusqu’à rendre le film complètement nébuleux.

L'Agent secret, Kleber Mendonça Filho, prix de la mise en scène et d'interprétation masculine à Cannes. En salles depuis mercredi.