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ROLAND KIRK

Le dernier des injustes

Le dimanche 10 novembre 2013, par Laurent Sapir

En 1975, Claude Lanzmann rencontre, pour les besoins de Shoah, un bonhomme incroyable. Benjamin Murmelstein était rabbin et  "Doyen des Juifs" à Terezin, ce camp tchèque qu' Eichmann avait maquillé en lieu de villégiature. La Croix-Rouge s'y laissera prendre. L'opération de propagande achevée, Terezin sera liquidé. strong>Murmelstein s'est prêté à cette mascarade en tant que chef du "Conseil des Juifs", instance représentative mise en place par les Nazis dans les ghettos. Etait-il pour autant un Juif collabo ?

Lorsque Lanzmann engage la joute avec le vieil homme réfugié à Rome quelques décennies plus tard, la situation s'avère plus complexe que prévu. Pas seulement parce que ce témoin extraordinaire crève l'écran. Pas seulement parce que Murmelstein a une vraie "gueule d'acteur" avec, en bonus, une verve et un sens de la répartie qui découragent les jugements trop sommaires... La complexité tient aussi à la façon dont Claude Lanzmann mène l'interview. Blindé d'une humilité qui n'émousse en rien ce que son interrogatoire a de subrepticement carnassier,  l'homme de Shoah parait intimidé au départ.

Et surtout humain. Formidablement humain. Il parvient pourtant à pousser le vieux rabbin dans ses retranchements. A Terezin, Murmelstein admet avoir été la Schéhérazade d'Eichmann. S'il a contribué à la fable du camp-modèle, c'est d'abord pour retarder l'inéluctable et "limiter la casse"... Une marionnette des nazis ? Peut-être, mais une marionnette qui entendait lui-même tirer les ficelles, animé par un "désir d'aventures" faisant étrangement écho, là encore, à l'héroïne des Mille et Une Nuits.

Le Lanzmann de 1975 finit par prendre Murmelstein par l'épaule, marchant à ses côtés dans les rues de Rome. Celui de 2013 a tenté de faire un film de cette interview trop dense, au final, pour s'intégrer à la rythmique particulière de Shoah... C'est là où le bat blesse. Retournant sur les lieux désormais évidés du massacre (Un camp, un quai de gare, une synagogue...), Lanzmann tonne devant la caméra. Ce n'est plus le Lanzmann de 1975 dont le regard malin et clinicien rendait superflu tout commentaire. On l'entend, à un moment,décréter  "Ce lieu est sinistre !"... On avait compris le message, merci.

Certains spectateurs -cela s'est écrit ailleurs- pourront, certes, apprécier la puissance et l'ironie du dispositif  ici mis en place, le metteur en scène déjouant en 3h40 de film ce qu'il est et ce qu'il a été. On peut aussi être dérouté par le caractère hybride et sentencieux (du moins dans sa partie post-1975...) de ce Dernier des Injustes avec également, pour la première fois chez Claude Lanzmann, le recours aux archives. L'indicible, du même coup, peine à se revivifier sur le plan de l'écriture cinématographique.

Le Dernier des injustes, de Claude Lanzmann (Sortie en salles le 13 novembre)

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