Crimes contre l'humanité

Barbie, Touvier, Papon. Trois procès-fleuves sur France Télévision. On en retient d'abord un art du récit et de la clarté historique dignes d'une chaîne de service public.
Crescendo dans la dramaturgie. Le Procès Barbie (1987) comporte de nombreux moments forts. Le profil de Touvier (1994) frappe davantage l'esprit. Le volet Papon (1997-98), enfin, est sans doute le plus riche de la collection "crimes contre l'humanité" diffusée récemment sur France Télévision sous la direction du documentariste Gabriel Le Bomin. Le premier procès, pourtant, trébuche d'emblée sur un écueil: l'ex-gestapiste allemand sèche la plupart des audiences et lorsqu'il est forcé d'y participer, il ne dit rien ou presque. On a l'impression de le connaître par cœur, ce Barbie qui porte encore sur ses rides les stigmates de son ignominie passée. Quant à la fameuse "défense de rupture" de son avocat, Jacques Vergès, elle a mal vieilli. N'en reste que l'obscénité du fameux passage dans sa plaidoirie sur les chiens nazis violant les prisonnières au fort de Montluc, ou encore la seule séquence du procès qui prête à sourire lorsque les cloches d'une cathédrale proche du Palais de Justice empêchent l'avocat de plaider.
Pour le reste, un président de cour falot (contrairement au procureur Truche avec son fameux "qu'à vie, Barbie soit reclus"...) et des témoins poignants mais au propos peut-être trop attendu ne contribuent pas vraiment à entretenir une certaine tension. Seule exception, le récit halluciné de Léa Feldblum, l'aide-monitrice des enfants juifs d'Izieu raflés par Barbie. Elle les a accompagnés jusqu'à la rampe d'Auschwitz avant d'être poussée de l'autre côté. Ses mots se sont brisés sur cette rampe. N'en survit à la barre qu'une expression désarticulée et quasi-inaudible. Elle passe pour une illuminée alors qu'en réalité, c'est son âme qui a sombré.
Le procès de Paul Touvier s'appréhende tout autrement. D'abord parce qu'à travers les exactions dont l'ancien chef milicien lyonnais est accusé, notamment lorsqu'il fit fusiller sept otages juifs à Rilleux-la-Pape le 29 juin 1944, c'est la politique de collaboration de Vichy qui commence à être exposée. Ensuite parce que son profil offre un premier décalage avec les traits caricaturaux d'un Barbie. Aucune trace de défi dans le regard de Touvier. Ses traits sont fuyants, morbides, pathétiques. La suite des audiences accentue également la veulerie de ce triste sire qui réfute tout antisémitisme jusqu'à que soit exhumé un carnet vert-de-gris saisi lors de son arrestation. Il y notait ses moindres faits et gestes, ainsi que la répulsion que lui inspiraient plusieurs personnalités juives. "Simple amusement", dit-il à l'audience...
Le procès Touvier, ce sont aussi les premières montées au créneau disruptives sur le plan juridique d'Arno Klarsfeld alors qu'au procès Barbie son père, Serge Klarsfeld, avait préféré tisser une sorte d'oratorio doux et glaçant à la fois à la mémoire de chacun des enfants d'Izieu. Ce n'est pas sans émotion, par ailleurs, qu'on entend la plaidoirie du regretté Henri Leclerc, l'un des avocats des parties civiles. Ils n'étaient qu'une "parcelle", dira-t-il au sujet des sept martyrs de Rilleux-la-Pape, "mais parce qu'on a voulu les rejeter de l'humanité, alors ils sont toute l'humanité".
Dernier volet dans ce triptyque qui permit à l'époque à tout un pays d'ouvrir complètement les yeux sur la période de l'Occupation nazie: le jugement de Maurice Papon. Des trois procès, c'est celui où l'accusé joue le mieux son rôle. Avec cette morgue rehaussée par ses "faits d'armes" lors de la ratonnade du 17 octobre 1961 et de la répression au métro Charonne -il était alors préfet de Paris-, l'ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde tempête, finaude, se réinvente en résistant de la première heure ou alors n'oppose qu'un piteux silence lorsqu'est démontré devant la Cour le comportement de ses services qui iront jusqu'à traquer les enfants juifs placés dans des familles d'accueil après la rafle de leurs parents en juillet 1942.
Une autre personnalité domine ce procès, celle de Jean-Louis Castagnède, le président du tribunal. Bien moins effacé que ses prédécesseurs aux audiences Barbie et Touvier, il veille à ne jamais traiter Papon avec déférence tout en maîtrisant avec tact les ardeurs juvéniles de l'avocat Arno Klarsfed qui joue encore une fois sa propre partition et dont l'intervention ridée, quelques 28 ans plus tard, prend un tout autre aspect au regard de ses positionnements controversés sur des sujets plus contemporains. Comment oublier enfin le regard embué et surtout la voix frêle et aiguë, la voix d'une enfant de huit ans d'Esther Fogiel quand son récit porte justement sur son enfance à jamais brisée par les agissements d'un Papon ? Même instant cisaillant que lors du témoignage de Léa Feldblum au procès Barbie. Même leçon d'humanité à travers ces trois procès qui font l'objet d'une recension fine, éclairante et légitimement dédiée à l'ancien ministre de la Justice Robert Badinter dont la loi autorisant la captation audiovisuelle des audiences aura été des plus vertueuses.
Crimes contre l'Humanité, Gabriel Le Bomin. En replay sur le site de France TV.