Valeur sentimentale

Bergman d’un côté, Ibsen de l’autre… En dépit de ce double parrainage et d’un Grand prix du jury à Cannes, Joachim Trier n’insuffle qu’une molle délicatesse à ses déchirures familiales.
Que reste-t-il de l'âpreté, des brûlures et du sentiment d'urgence d'Oslo, 31 août, passeport remarqué de Joachim Trier lors de son installation en 2012 dans le gotha du cinéma d'auteur international ? Ce réalisateur norvégien a opté depuis pour des partitions plus sinueuses. On en retient notamment le plombant Back Home et le plus attrayant Julie (en 12 chapitres) même si la vitalité apparente de ce récit au féminin singulier n'excluait pas quelques accrocs, la bascule vers le drame manquant singulièrement de fluidité.
Mieux enchâssé dans ses différentes tonalités, Valeur sentimentale ne parvient pourtant pas à emporter davantage l'adhésion. L'effluve tenace du déjà-vu atténue les ardeurs du propos, tout comme la facture un peu trop sage de la mise en scène. Deux morceaux de bravoure cherchent pourtant à impressionner d'emblée : la vaste maison qui abrite le récit en premier lieu, et qu'une voix off décrit comme un être vivant gorgé de souvenirs avec son bois noir et rouge typiquement scandinave. Deuxième entrée en matière -ou plutôt entrée en scène- atypique, celle de Nora, le personnage féminin principal. Actrice de théâtre reconnue, elle n'en est pas moins dévorée par un trac pathologique.
Amuse-bouches relevés, donc, sauf que le reste du menu tombe à plat. Suite à la mort de leur mère, Nora et sa sœur voient réapparaître leur père, un cinéaste égocentrique jusqu'alors absent, dont la seule préoccupation consiste à convaincre sa fille de jouer le premier rôle d'un scénario à forte teneur biographique. Refus de cette dernière, tentative de remplacement avec une actrice hollywoodienne (la toujours très intense Elle Fanning, contrairement au reste de la distribution...) et pour finir, recollage de morceaux entre le père et ses deux filles à coup de gros regards embués...
Émaillées de considérations sur l'art aussitôt oubliées, ces variations quelque peu usées sur le thème «Familles, je vous hais» ne trouvent jamais le niveau d'incandescence requis. Joachim Trier confectionne du Ibsen sans saveur malgré le prénom de son héroïne et la séquence initiale «maison de poupée». Le dramaturge norvégien dépeignait pour sa part des rébellions intérieures bien plus existentielles. Même parrainage douteux lorsqu'il s'agit de convoquer un autre célèbre Scandinave, Bergman en l'occurrence, alors que ce dernier veillait à n'enrober d'aucune joliesse les tensions familiales ou amoureuses qui rongeaient son univers.
Ce face-à-face père-fille trébuche enfin sur l'alchimie ratée entre Renate Reinsve, bien moins à son aise que dans Julie (en 12 chapitres), et Stellan Skarsgård dans le rôle de son géniteur. Le jeu de la première se rouille vite dans les clichés de la comédienne névrosée abîmée sous toutes les coutures. Quant au père, il est détestable d’un bout à l’autre du film, exactement comme son interprète qui a cru bon récemment de souiller la mémoire de Bergman en exhumant sa jeunesse pro-nazie — sans rien apporter de plus à ce que l’intéressé avait lui-même reconnu. C’est là que le déjà-vu atteint le registre du poisseux, voire du gluant.
Valeur sentimentale, Joachim Trier, Grand Prix du Jury à Cannes (Sortie en salles ce mercredi 20 août)
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