Jeudi 13 novembre 2025 par Laurent Sapir

La Nuit ravagée

On pouvait craindre la posture ou l'exercice de style. Autant d'écueils que Jean-Baptiste Del Amo évite avec brio en s'aventurant sur les terres de Stephen King, dans un récit bien plus personnel qu'il n'en a l'air.

 

Comme une parenthèse qui n'en serait pas tout à fait une. Publié en mars dernier mais remis au goût du jour grâce au prix du meilleur roman 2025 de Lire Magazine, le dernier-né de Jean-Baptiste Del Amo a de quoi surprendre : un pur récit d'horreur dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard, voilà qui détonne. Étonnement redoublé s'agissant d'un auteur à qui l'on doit des œuvres aussi dantesques que Règne animal et Le Fils de l'homme. Simple détour façon Stephen King avant de repartir de l'avant?

L'affaire est plus complexe. Avec son dénouement Shining à ciel ouvert, Le Fils de l'homme témoignait déjà d'une certaine dette envers le maître américain de l'horreur. Quant à l'odyssée historico-porcine de Règne animal, elle avait elle aussi un petit côté gore. La Nuit ravagée prend encore moins de gants : au début des années 1990, dans une banlieue pavillonnaire près de Toulouse, des adolescents désœuvrés voient leurs désirs les plus enfouis se matérialiser lorsqu'ils pénètrent dans une maison abandonnée, théâtre d'un bain de sang passé. Mehdi peut enfin se venger de son harceleur, Lena et Tom apaisent les blessures laissées par des hommes violents. Alex retrouve sa mère morte d'un cancer. Max, enfin, libère sans retenue une homosexualité jusque-là refoulée.

Cette maison hantée se révèle en vérité aussi dangereuse que la scolopendre apathique élevée par Tom dans un aquarium. Del Amo brosse avec acuité le spleen poisseux de cette jeunesse middle class qui vivote entre cannabis, VHS horrifiques et sexualités incertaines. Il sait aussi embarquer son lecteur dans les métamorphoses, toujours plus angoissantes, de la demeure abandonnée, "volets ouverts, lumières aux fenêtres, éclairant la nuit comme une attraction foraine démoniaque", ou encore "embusquée tout au fond de l'impasse, dissimulée par les ronces, semblable à ces araignées noires qui se nichent dans les crevasses des murs où elles patientent à l'affût d'une proie." On pourra certes préférer l'original à la copie, puisque l'ombre de Stephen King plane sur le récit, et trouver ici l'écriture moins tellurique que dans les deux romans précédents de Del Amo, mais au final, quel tour de force ! L'auteur maîtrise assez ses références (Stephen King, mais aussi Les Griffes de la nuit et La Mouche...) pour éviter l'écueil du grand-guignol.

Et puis il y a la postface - poignante, lumineuse - qui éclaire d'un seul trait ce que le récit charrie d’autobiographique et de générationnel : cette France suburbaine des années 1990 (seulement les années 1990 ?) hantée par le déclassement, mais aussi ce mélange d'insouciance collective et d'inquiétude souterraine que l'auteur résume par le mot unheimlich. Cette "étrange familiarité", Jean-Baptiste Del Amo l'a d'autant plus éprouvée en tant que jeune gay de province, aux prises avec la honte et la stigmatisation des années sida. "Le cinéma horrifique des années 1980-1990, écrit-il, a été un moyen d'expression précurseur pour les communautés queer, leur offrant un espace de résistance, une forme de catharsis au sein d'une société réactionnaire..." De quoi garder, au fil des décennies, un lien vivant avec la petite bande de La Nuit ravagée.

La Nuit ravagée, Jean-Baptiste Del Amo (Gallimard), meilleur roman de l'année pour la rédaction de Lire Magazine.