Guderian, le maître des panzers

L'auteur de "Barbarossa" a encore frappé, et c'est un nouveau coup de maître. Avec sa biographie imparable de Guderian, le vainqueur de Sedan en 1940, Jean Lopez pulvérise la légende de l'électron libre du nazisme et du visionnaire de l'arme blindée.
"Sa mort est une lourde perte pour l'Allemagne de Bonn et pour tous les protagonistes allemands d'une Communauté européenne, grâce à laquelle une nouvelle Wehrmacht aurait pu renaître de ses cendres en reprenant la grande tradition de l'état-major allemand". C'est en ces termes que Le Monde ose rendre hommage en 1954 à Heinz Guderian. Mission remplie pour le général préféré d'Hitler qui s'est tant acharné après la capitulation du IIIe Reich à effacer ses errances. Lui, un criminel de guerre ? Plutôt un simple "technicien", explique-t-il dans ses souvenirs. Un marginal, même, n'hésitant jamais à dire ses quatre vérités aux dignitaires nazis et notamment au premier d'entre eux. Son seul étendard ? L'arme blindée allemande dont il aurait été, paraît-il, le grand concepteur et dont les fameuses divisions Panzer furent fatales à l'armée française en 1940, du côté de Sedan.
Voilà pour la légende, désormais en piètre état après être passée sous le tamis de Jean Lopez, l'auteur du cultissime Barbarossa qui réduisait déjà en pièces le mythe d'un Hitler soi-disant battu par le Général Hiver aux portes de Moscou. Sous une plume aussi experte que cinglante et avec un art du récit digne des meilleurs page-turner, l'historien s'extrait avec brio du jargon des mouvements de troupes pour brosser le parcours d'un ambitieux non dénué d'énergie mais méprisable à bien des égards. Formé dans le moule prussien, Guderian intègre d'emblée les valeurs de son milieu -expansionnisme territorial, sentiment de supériorité, anti-bolchevisme- qu'il met notamment en pratique en 1919 en intégrant les corps francs du Baltikum, ces paramilitaires anti-République de Weimar qui tentent de former un mini-État fantoche dans les pays baltes.
L'ascension militaire, quant à elle, s'est amorcée dans les transmissions avant de déployer au sein d'une inspection des transports motorisés, notamment en matière d'ateliers, de ravitaillement et de construction des véhicules. De quoi garantir une certaine expertise ("Il connaît les boulons") lorsque Guderian consent enfin, vers la fin des années 1920, à s'intéresser aux blindés. Loin d'en avoir théorisé l'usage, contrairement à ses dires, le futur vainqueur de Sedan en orchestre surtout la mise en route et la publicité. Jean Lopez n'en fait pas pour autant un suiveur ou un plagiaire. Guderian réunit des talents d'organisateur, de pédagogue, de bâtisseur de réseaux. Il prône aussi une conception du chef militaire basée sur un certain degré de liberté (dont il aura tendance ensuite à abuser...) et d'esprit d'initiative, a contrario du cliché sur l'esprit de caserne imputé à tort aux Prussiens. C'est aussi quelqu'un qui comprend que les hommes comptent autant que les machines et que "disposer d'un ensemble interarmes compétent avec des chars inférieurs prépare mieux l'avenir que de livrer du matériel moderne à des unités sans cohésion et des tankistes sans formation". C'est ce que Jean Lopez appelle mettre les bœufs avant la charrue.
Plus encore qu'en Pologne, cette audace triomphe en France même si là encore, c'est Manstein et non pas Guderian qui imagine la percée des Ardennes. Se créant l'image d'un fonceur que rien n'effraie, "Heinz le rapide" ne déroge pas à ses principes: "être le plus fort possible au point déterminant, puis exploiter dans la profondeur sans trêve ni repos". L'expérience soviétique sera plus contrastée. Guderian agit d'abord "comme en France; en diva ayant toujours un coup d'avance sur l'échelon supérieur", mais il ne veillera jamais à alerter ses supérieurs sur le fait que ses divisions Panzer ont été pensées "pour le théâtre 'miniature' -en matière de distances et d'exigences logistiques- de l'Europe centrale et occidentale, et pour celui-là seulement".
Il s'avère en vérité aussi mauvais stratège que fin tacticien. Face à des Français avachis durant la "drôle de guerre", ça passe crème. Devant l'Armée rouge, ce sera une autre paire de manches. Y compris lorsque se manifeste le volet le plus sombre de Guderian. Acquis à Hitler en qui il voit d'abord un anti-conformiste et un modernisateur, le héraut des panzers ne se dresse pas vraiment, c'est le moins qu'on puisse dire, contre les "ordres criminels" qui relaient la campagne d'anéantissement livrée par le Reich. Juifs, prisonniers russes, commissaires politiques... Même sens de la compromission lorsqu'il faudra endosser la répression menée après le complot de juillet 1944 contre Hitler, même si Guderian semble avoir été étrangement protégé en la matière, lui qui s'était entretenu antérieurement avec plusieurs conjurés.
Il est aussi aux premières loges lors de l'écrasement de l'insurrection de Varsovie. Coup de chance pour lui, les Soviétiques, qui ne tiennent pas trop à ce qu'on rappelle leur rôle dans cette tragédie, ne se précipiteront pas trop pour le faire extrader en Pologne au moment des grands procès. De coups d'éclat en effondrements, ce pseudo-électron libre partage enfin, selon l'auteur, une responsabilité historique devant son peuple. Promu au final chef d'état-major de l'armée de terre, il laisser "nazifier sciemment son pré-carré professionnel", notamment en accédant à toutes les demandes d'Himmler et de ses S.S. Aux antipodes de ses devanciers de 1918 qui avaient admis avant les politiques l'impossibilité de toute victoire, Guderian, tout en croyant finasser, entérine les derniers coups de folie d'Hitler. "Lui qui se veut un tenant de la tradition militaire allemande a en réalité dit adieu à la raison militaire", écrit Jean Lopez avant de rappeler que les neuf derniers mois de la guerre auront fait plus de victimes militaires et civiles que lors des soixante mois précédents. Ainsi passe-t-on, à force de cynisme, d'opportunisme et de complicité avec l'indicible, de maître des panzers à imposteur.
Heinz Guderian. Le maître des panzers, Jean Lopez (Editions Perrin)