Mercredi 23 juillet 2025 par Laurent Sapir

Quand Alain Decaux racontait...

Il regardait les téléspectateurs droit dans les yeux, mais sans œillères. Véritable légende de la télévision, Alain Decaux aurait eu cent ans ce 23 juillet. Vibrant au souvenir de Louise Michel, il était moins à l'aise au regard de périodes plus contemporaines.

 

Un ton, une rythmique, et puis ce visage en gros plan constituant un récit en soi… Les mimiques aussi participent de la légende: les lunettes carrées fréquemment retirées comme pour mieux approcher un langage de vérité, les bras qui balayent l’air et surtout ce timbre solennel ou chuchoté pulvérisant soudainement les décibels (l'humoriste Guy Montagné en avait fait un sketch tordant...) pour accentuer une citation ou un segment dans la narration. On n’est pas étonné d’apprendre qu’Alain Decaux, qui aurait tout juste eu cent ans ce 23 juillet, voulait au départ être acteur, puis auteur dramatique. Il se contentera d’être l’un des plus prodigieux passeurs de de la télévision française.

Ainsi voguait le service public dans une vie antérieure. La Caméra explore le temps ou Alain Decaux raconte, dont l’INA (Institut national de l’Audiovisuel) héberge toujours les pépites, transmettaient en direct, et à des millions de Français, le goût de l’Histoire à travers un conteur hors pair ne jurant que par Alexandre Dumas mais qui était aussi l’ami de Fernand Braudel, l’austère figure tutélaire de l’Ecole des Annales. Sans pour autant convertir en langage télévisé un quelconque Montaillou, village occitan, du nom d’un ouvrage qu’il adorait, le futur académicien et ministre semblait avoir épuisé peu à peu les attraits des grands de ce monde, aussi bien en ce qui concerne leurs exploits militaires que leurs secrets d’alcôve. Son Histoire des Françaises témoignait notamment de sa sensibilité à l’évolution de l’historiographie contemporaine.

De fait, derrière son profil « droit dans les yeux », Alain Decaux ne pêchait par aucune œillère. L'intransigeance républicaine de son milieu familial, mais aussi le pédigrée politique de certains de ses partenaires professionnels, l'avaient libéré des récits étriqués façon "roman national", contrairement à ce qui grésille aujourd'hui chez de nombreux "historiens" médiatiques, avec ou sans guillemets. Le scénariste et réalisateur communiste Stellio Lorenzi l'avait notamment amené sur les rivages d'une mythologie propre au "peuple de gauche". Comment oublier le Robespierre de La Terreur et la Vertu ? Comment ne pas vibrer au souvenir des mutinés de Potemkine et à ceux de la guerre 14-18, à l'instar de Vincent Moulia, ce despérado des tranchées ? Il y eut aussi la révolte des vignerons dans le Midi rouge, les Communards ("Louise Michel, qu'a-t-on fait de tes idéaux ?"...), ou encore le sort tragique en plein maccarthysme d'Ethel et Julius Rosenberg dont l'historien a toujours déploré la cruauté, même s'il crut bon d'y ajouter un post-scriptum controversé au regard de ce qui leur valut de finir sur la chaise électrique.

Il célébra en même temps le glorieux Toukhatchevski purgé par Staline avant de considérer plus tard, lorsqu'il fut ministre, que "la République se grandirait en affirmant publiquement que les droits de l'homme avaient été bafoués en Vendée" lors de la Révolution française. Plus problématique, son regard sur Vichy. Faut-il invoquer sa proximité avec Sacha Guitry au moment de l'épuration ? Son côté "catho de gauche" pardonnant à tout-va ? Son duo avec un André Castelot bien plus compromis sous l'Occupation ? En tout état de cause, les émissions d'Alain Decaux sur Laval et Brasillach ont fait jaser, tout comme sa propension à expliquer que la rafle du Vel d'Hiv avait été l'œuvre de la Gestapo. Nobody is perfect.

Alain Decaux (23 juillet 1925-27 mars 2016). À lire, également: Alain Decaux raconte, recueil de textes. Préface d'Isabelle Chanteur-Decaux et Laurent Decaux (Éditions Perrin)