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Barbarossa

Le jeudi 26 décembre 2019, par Laurent Sapir
Hitler battu par le général Hiver aux portes de Moscou ? Pure légende, selon Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri qui, dans une œuvre-somme, exhument l'opération Barbarossa dans ses dimensions les plus dantesques, les plus dramatiques et les plus inédites.

 

Entre juin et décembre 1941, l'Apocalypse porte un nom: Barbarossa. Cinq millions de morts en seulement six mois, depuis l'invasion de l'ex-URSS jusqu'à l'échec de l'armée allemande aux portes de Moscou. Ce carnage jamais "égalé" par la suite, voilà qu'une somme magistrale en exhume la logique militaire, politique et exterminatrice grâce à deux historiens du front de l'Est, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri. Clarté du propos, puissance d'écriture, intuitions fulgurantes revivifiées par une historiographie qui n'est plus seulement allemande... Autant de qualités susceptibles de faire vibrer le lecteur tout en dégageant trois idées-forces: si les Allemands manquent Moscou, ce n'est pas " d'un cheveu mais d'une année-lumière ", et l'hiver n'y est pas pour grand chose. En second lieu, la guerre ne change pas le stalinisme, elle le radicalise. La Wehrmacht, enfin, ne s'est pas tenue à distance mais bien aux avant-postes de la Shoah.

Toute aussi riche d'enseignements, la période qui précède Barbarossa. La russophobie d' Hitler, observe les auteurs, n'est pas partagée par tous. Goebbels, par exemple, enrage d'abord contre les Français et les Anglais. Pas Hitler, d'autant plus que sa haine de la Russie, au-delà du "judéo-bolchévisme", s'ancre dans les conclusions pour le moins hâtives d'une première confrontation germano-russe en 14/18. Pour le dirigeant nazi, l'ex-empire des Tsars a accouché d'un colosse enjuivé aux pieds d'argile. Nature cafardeuse, populations amorphes et miséreuses... Seules les ressources minières et agricoles de l'empire l'intéressent. "On ne germanisera que le sol", assène le Führer. C'est bien là le fil rouge-sang de ce qui va suivre.

Dessein colonial, visée génocidaire... Cheminement opportuniste, également. Avant de lancer l'opération Barbarossa pour contraindre Churchill à faire la paix une fois l'Etat soviétique à terre (alors que le vieux lion britannique n'attend que l'entrée en guerre de Roosevelt...), Hitler mijote une attaque de la Russie dès 1939 de concert avec la Pologne. Varsovie flirte un temps avec cette idée avant de prendre peur. Du coup, c'est Staline qui se voit offrir la bouée berlinoise du fameux pacte Ribbentrop. Pas très sûr d'une Armée rouge lobotomisée en partie par ses purges, le dictateur soviétique n'en demandait pas tant, surtout avec la Pologne orientale comme lot de mariage. La douche froide du printemps 40 -l'effondrement de la France- le ramène à plus de réalisme, ce qui n'a pas empêché Moscou de pratiquer envers Berlin une poli­tique d’appeasement bien plus complaisante que celle des Européens dans les années trente. Aveuglement fatal devant l'imminence d'une attaque allemande ? Sur ce point, les auteurs observent que le Kremlin n'a pas été aidé par des informations aussi confuses que contradictoires...

De fait, le drame russe est ailleurs, et Staline n'en est pas le seul responsable. Défaites et encerclements doivent autant aux choix doctrinaux de l'Armée Rouge (le mythe de la contre-offensive permanente) et à la médiocrité de son encadrement. La paranoïa du Kremlin, certes, fait le reste. Au moindre revers militaire ça fusille à tout-va, généraux compris. le NKVD se permet même de débusquer un complot imaginaire à Léningrad, en pleine famine ! A contrario, l'évacuation périlleuse dans cette ville d'une partie de la population est mise au crédit du régime. On y retrouve, d'après les auteurs, "les mêmes traits que ses autres réalisations, tels l'industrialisation, le grand déménagement des usines, ou l'ensemble de la guerre elle-même: une entreprise menée par le Parti,  la police et l'armée, grâce à une mobilisation brutale de toutes les énergies, dans l'urgence absolue, au prix d'un chaos systémique et d'efforts gigantesques consentis quel qu'en soit le coût."

En face, et malgré les succès opérationnels des premières semaines, la Wehrmacht va pécher par intuitions désastreuses. Première bévue, la croyance que l'essentiel des forces soviétiques se concentre sur la seule verticale Baltique/Mer Noire. La capacité russe à lever de nouvelles armées va ainsi être largement sous-estimée. Seconde erreur qui découle de la première, la logistique ne suit pas, les chemins de fer sont négligés et rien n'est vraiment pensé quant à l'organisation des territoires conquis. Les "ordres criminels" suivront, relevant autant de l'idéologie que d'une culture militaire misant tout sur le combat et la vitesse. Tempo exterminateur, adversaire diabolisé. "Pour pénétrer dans ses ténèbres, il faut se dépouiller des oripeaux de la civilisation". Dans cette optique, contrôler ses arrières revient d'abord à les "nettoyer". Surtout des Juifs, principales cibles tant ils sont associés au régime communiste. Sur ce point, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri font preuve d'une clarté implacable: la "Shoah par balles" ne fut pas le seul fait des Einsatzgruppen

Tout aussi inexpiable, le traitement des civils et des prisonniers de guerre soviétiques. De quoi faire basculer des populations paysannes entières dans la "Grande Guerre Patriotique" alors qu'elles auraient pu être enrôlées sous la bannière de l'antibolchévisme. L'hiver a bon dos, décidément, dans cette façon de foncer dans le mur. L'hiver en Russie ? Quelle surprise ! Il ne fut d'ailleurs pas si redoutable, si l'on l'en croit les archives météo de l'époque. Les -50°  invoqués après coup par Hitler relevaient du bobard. Même enfumage au sujet des fameuses divisions sibériennes mobilisées autour de Moscou. De toute façon, et avant même la contre-attaque de Joukov, l'offensive allemande "meurt de consomption": plus assez de munitions et de carburants, effectifs épuisés et insuffisants, moral en berne... Même les vêtements d'hiver manquent à l'appel. Des dizaines de milliers d'ouvriers et d'artisans juifs parqués dans les ghettos auraient pourtant pu tanner, coudre et assembler peaux et laines, mais il était visiblement plus urgent de les massacrer. Quand l'absurde devient à son tour une modalité de la barbarie.

Barbarossa, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri (Editions Passés composés)

 

 

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