Le cinquième plan de "La Jetée"

Un plan fixe, une mémoire mobile, surtout au niveau familial... Avec "Le cinquième plan de 'La Jetée'", Dominique Cabrera signe une ode vibrante à Chris Marker et à l'un de ses films les plus insondables.
Un aéroport, des lunettes-jumelles, un visage de femme, des battements de cœur... C'est en 1962 que Chris Marker réalise La Jetée, un court métrage d'anticipation rythmé par des images fixes. Entre deux expériences spatio-temporelles sur un prisonnier retenu captif dans un camp souterrain, on y entend aussi une musique qui rappelle celle de Vertigo, d'Alfred Hitchcock. Résultat: une œuvre cultissime, jusqu'à reléguer au second plan Le Joli mai, un documentaire tourné la même année dans lequel Marker entendait "fixer", là encore mais en mode grand format, l'instantané d'un pays sortant à peine de la guerre d'Algérie.
Et si La Jetée, contrairement à ce qu'affirmait son réalisateur, avait été tourné quelques mois plus tard et non pas en même temps que Le Joli mai ? Et si ce conte noir était davantage traversé, même indirectement, par les traumas liés aux "événements d'Afrique du Nord" ? Et si le visage de femme qui l'irrigue -celui de la mythique Hélène Châtelain qu'un seul et unique plan animé montre en train de cligner des yeux après une nuit de sommeil, faisait bien plus écho aux brisures personnelles de son réalisateur que la fameuse adresse d'Yves Montand à la fin du Joli mai lorsque l'acteur se demande si aimer un être, ce n'est pas d'abord "aimer le passage d'un être"?
Autant de mystères qui irriguent le propos de la désormais très reconnue Dominique Cabrera (Une poste à la Courneuve, L'Autre côté de la mer, Nadia et les hippopotames...), à ceci près qu'elle les entrecroise avec une autre enquête plus surprenante: cet enfant pris de dos à côté de ses parents dans le cinquième plan de La Jetée interpelle notamment le cousin de la réalisatrice. N'est-ce pas lui que Chris Marker a immortalisé gamin, l'espace d'un cliché, depuis la passerelle d'Orly où tout le monde se précipitait pour voir décoller les avions ? "Le hasard a des intentions qu'il ne faut pas prendre pour des coïncidences", disait le réalisateur de Sans Soleil.
Et c'est parti pour un fascinant jeu de l'oie. L'enfant a les oreilles décollées, comme Chris Marker. Ce dernier s'appelait en réalité Christian Bouche-Villeneuve, comme le premier nom de l'aéroport d'Orly, Orly-Villeneuve. Le cousin a un petit air de ressemblance avec l'acteur principal de La Jetée, Davos Hanich, Bou Hanich de son vrai nom, né à Saint-Denis du Sig, le fief algérien des Cabrera avant que les accords d'Evian n'en fassent des rapatriés. Il semblerait d'ailleurs qu'à l'époque ce beau jeune homme n'avait pas laissé insensible la tante de la réalisatrice, autrement dit la mère du fameux cousin qui s'est reconnu dans La Jetée... Allez, on respire ! Quelques plans de coupe sur des chats ou des chouettes font d'ailleurs très bien l'affaire, en souvenir de ces mystérieux compagnons auxquels Chris Marker était si attaché.
Avant qu'une planche contact ne solutionne ses dernières interrogations, Dominique Cabrera nous aura fait voyager dans plein de directions au fil de rencontres gorgées de chaleur humaine auprès des siens, ou alors de magnétisme quand ce sont les proches de Chris Marker qui apportent leur concours. Dans les deux cas, les souvenirs sont teintés d'émotion, aussi bien en ce qui concerne la saga d'une famille pied-noir "inscrite dans le vortex d'un film" que dans la manière d'être et d'aimer d'un réalisateur mythique. La poésie et la fantaisie ont aussi leur mot à dire dans cette balade-enquête affectueuse même si le tout dernier plan, directement relié à des enfers plus contemporains, fouette autant le palpitant que les battements de cœur du cobaye dans La Jetée.
Le cinquième plan de "La Jetée", Dominique Cabrera. En replay sur Arte-TV. Sortie en salles en novembre 2025.