The Substance

En mettant en scène le corps féminin en mode "body horror", Coralie Fargeat signe le film le plus dingue de l'année. C'est plus cash que "Titane", autre montée d'adrénaline au féminin singulier, mais aussi plus sensible... et puis il y a de la "substance".
Un élan décomplexé, irrépressible et rageur transcende The Substance, second long-métrage de Coralie Fargeat. Bien moins cérébral et décharné que Titane, autre odyssée mutante signée par une réalisatrice, le récit empreinte autant au féminisme punk d'une Virginie Despentes qu'à l'univers hardcore d'un Gaspard Noé. Résultat: une mise en scène qui dézingue toutes les convenances et étale sans vergogne ses références (Cronenberg et sa maîtrise du body horror en tête, évidemment...) pour n'en faire qu'à son âme. La réalisatrice ose même l'orgie rouge-sang d'un final grand guignol sans pour autant dénaturer la si belle cohérence d'un film implacable sur ce que la vieillesse fait aux femmes... ou plutôt, pour reprendre le titre d'un très beau livre de Murielle Joudet, sur ce que les femmes font à la vieillesse.
C'est ainsi qu'Elizabeth Sparkle, campée par une Demi Moore d'autant plus sidérante qu'elle a vécu une trajectoire un peu similaire, n'entend pas se laisser virer par l'odieux producteur de son émission d'aérobic au motif qu'elle a atteint les 50 balais. Elle qui avait pourtant le CV d'une actrice de renom, comme en témoigne son étoile sur le fameux trottoir du "walk of fame" à L.A... Une substance prométhéenne vient heureusement à son secours. Injections à l'appui, ce mystérieux fluide lui permet de créer une partie rajeunie d'elle-même avec laquelle la cohabitation ne va pourtant pas aller de soi.
Une règle stipule en effet que l'ancien et le nouveau corps doivent se partager le temps une semaine sur deux. Sauf que malgré son visage innocent tout droit sorti du cinéma muet, la jeune double, baptisée Sue (Margaret Qualley), ne résiste pas bien longtemps à l'idée de profiter de ses attraits plus que de coutume. Abusant d'un "liquide stabilisateur" qu'elle extrait de son modèle originel, elle génère chez cette "matrice" un vieillissement accéléré façon Dorian Gray. Au final, la mécanique enclenchée se détraque complètement et crée un monstre hybride à partir des deux femmes.
Ce que les femmes font à la vieillesse, donc... Coralie Fargeat reprend pour mieux les détourner les stéréotypes du jeunisme et du "male gaze". Tour à tour répugnants (le producteur de télé qui urine bruyamment avant s'empiffrer de crevettes...), ridicules et pathétiques, ses personnages masculins méritent le terme de "créatures" bien davantage que les deux héroïnes du film. Même la fameuse ligne mélodique de Bernard Herrmann dans Sueurs froides devient un motif de colère, au regard de tous ces hommes qui remodèlent en mode fantasmatique l'objet de leur désir. Le pire, c'est le chœur de vieux actionnaires scandant que "les jolies filles devraient sourire tout le temps "... Il est frappant, à ce propos, de voir comment le film travaille autant l'anatomie du regard masculin que celle du système économique qui produit ce qu'on voit à l'écran... Deux anatomies qui se superposent peu à peu à celles que Fargeat met a priori en avant.
Ce pari aussi gonflé qu'intelligent implique une mise en scène à tombeau ouvert où chaque plan est une bombe et où la moindre subtilité d'écriture est évacuée au profit d'un dynamitage éperdu de toutes les représentations dominantes du corps féminin. On retiendra évidemment les dents qui tombent, les ongles arrachés, la cuisse de poulet à travers le nombril et autres excroissances de type Alien... Sauf à situer le cœur du film ailleurs, notamment quand Demi Moore se fait belle pour un rendez-vous avant de jeter un bref regard à travers la baie vitrée de son appartement qui donne sur la jolie Sue représentée sur un panneau publicitaire. Tout dégringole alors dans son esprit. Elle n'ira pas à son rendez-vous. C'est ainsi qu'entre humiliation et vengeance, Coralie Fargeat nous offre un film d'horreur à visage humain.
The Substance, Coralie Fargeat, prix du Scénario au Festival de Cannes. Sortie en salles ce mercredi 6 novembre.