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BIG EIGHT BLUES
JACK TEAGARDEN

Stupeur

Le dimanche 24 septembre 2023, par Laurent Sapir
La littérature israélienne à nouveau au sommet, notamment grâce à la plume au scalpel de la romancière Zeruya Shalev et aux deux femmes puissantes dont elle entremêle les destins.

Forgée dans une écriture à la fois profonde, glacée et ultra-sensible, une certaine littérature israélienne ne cesse de nous subjuguer dans la façon dont elle entremêle l'intime et le politique. Née dans un kibboutz et ayant failli mourir lors d'un attentat contre un bus à Jérusalem en 2004, Zeruya Shalev porte cet entremêlement dans sa chair. Son nouveau roman, Stupeur, s'inscrit ainsi dans la droite lignée du si puissant Une Femme fuyant l'annonce, de David Grossman, dans lequel une mère séparée depuis peu de son mari quittait le foyer familial pour échapper à l'annonce tant redoutée de la mort de son fils lors d'une opération militaire.

Ce sont deux femmes ici et non plus une qui font miroiter les fractures d'une nation dans leur propre psyché. Tout sépare Rachel et Atara, à commencer par l'âge, jusqu'au moment où la première apprend à l'autre de qui elle porte le prénom. 90 ans bien tassés, statufiée dans une dureté qu'on pressent de plus en plus friable, Rachel a été en effet le premier amour du père d'Atara. Tous deux ont notamment appartenu autrefois à une formation paramilitaire sioniste -le groupe Stern- ayant commis de nombreux attentats contre les Britanniques. De 40 ans sa cadette, Atara incarne un Israël plus moderne mais qui dissimule beaucoup moins ses bleus à l'âme, surtout lorsqu'on forme un couple dysfonctionnel avec un mari plus âgé.

Le personnage de Rachel captive d'emblée, sans doute parce qu'elle incarne une période un peu taboue dans l'histoire d'Israël. Pour les exaltés du groupe Stern, Ben Gourion était un poltron, un petit esprit étriqué. Leur ferveur virait à l'aveuglement et le kaléidoscope qui leur tenait lieu d'identité (on trouvait autant chez eux des révolutionnaires que des mystiques...) ne résista pas aux pires compromissions, notamment lors du tristement célèbre massacre de Deir Yassin en 1948 auquel la romancière aurait pu consacrer quelques phrases. Zeruya Shalev observe en même temps l'évolution de ce personnage avec une acuité prodigieuse: Rachel ne reconnaît plus "son" Israël, "cet endroit surpeuplé, gris, barricadé, qui se cache derrière des murs et des barbelés -signe qu'il n'a plus foi en sa légitimité ". Même amertume chez cette laïque endurcie face à l'évolution de ses deux fils: il faut dire que le cadet est devenu religieux alors que l'aîné se répand en harangues contre la colonisation et "l'occupation".

Les tourments d'Atara sont d'un autre ordre, même si les deux femmes souffrent pareillement d'un lien distendu avec leur progéniture. Enfermé dans sa chambre, peu loquace après s'être engagé dans une unité d'élite de Tsahal, le fis d'Atara suit sa propre voie, épaississant encore davantage le dédale d'émotions dans lequel se débat sa mère. Au cœur de ce dédale, un conjoint aussi irrésistible que caractériel dont plusieurs pages déploient l'art d'aimer ou de déplaire, aussi bien avant qu'après la catastrophe engendrée involontairement par la rencontre entre Rachel et Atara. Rarement on a brossé aussi chirurgicalement les aléas d'un couple dans sa vie quotidienne entre la profondeur d'un amour et l'abcès de contrariété engendré par tel ou tel geste. C'est d'autant plus compliqué entre Atara et son époux qu'ils ont détruit leurs familles respectives avant de faire leur vie ensemble, dotés du même coup d'un "système immunitaire conjugal tellement déprimé que n'importe quel virus arrivait à les contaminer ".

Voilà une romancière qui écrit d'abord en écoutant ses personnages, préférant ausculter le pouls de leurs névroses plutôt que la rythmique de leurs actions. Il en résulte deux femmes puissantes, peu versées dans les effusions tout en succombant, lorsque Rachel et Atara finissent l'une et l'autre par se jeter dans les bras, à ce contact qui vous "nimbe d'une plénitude soudaine ", comme si le manque avait toujours été l'obscure douleur d'une partie de vous-même. Deux visages d'Israël, dès lors, fusionnent dans l'inquiétude d'un pays complexe mais qui sait au moins, on l'a tant vu avec les manifestations de ces derniers mois, vers où il ne veut pas aller.

Stupeur, Zeruya Shalev (Gallimard). Coup de projecteur avec la romancière ce jeudi 28 septembre, sur TSFJAZZ, à 13h30.

 

 

 

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