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DAVE BRUBECK

Une femme fuyant l'annonce

Le mardi 27 septembre 2011, par Laurent Sapir

Qu'ils viennent, les messagers de Tsahal, lui annoncer la mauvaise nouvelle ! Qu'ils osent se présenter chez elle pour lui dire que son fils est mort sous les drapeaux. Ora n'est plus là. Elle est partie pour une longue randonnée, sans laisser d'adresse, quelque part sur ces chemins de Galilée plombés de mémoriaux à la gloire d'autres soldats tués au combat. Ora en est persuadée: tant que les "messagers" ne la trouveront pas, son fils vivra. Ce n'est pas seulement une manière pour elle de conjurer le sort. C'est aussi une protestation contre ce que son pays lui fait vivre, et sous la plume tour à tour fiévreuse, caressante et  glacée de l'écrivain israëlien David Grossman, cette protestation est comme un long cri dans la nuit.

L'a-t-il poussé, ce cri, David Grossman, en apprenant en 2006, aux dernières heures de la 2ème guerre du Liban, la mort de son fils cadet, Uri ? L'écrivain avait alors pratiquement achevé l'écriture de ce roman dont il tentait de "fuir", à sa manière, le caractère prémonitoire, avec en arrière-plan cette interrogation infernale: comment  être Israëlien, aujourd'hui, lorsque l'on vit dans un pays constamment en guerre ? Comment être Israëlien quand votre identité affective, familiale, personnelle, est pratiquement "nationalisée" par les attaques terroristes, la répression dans les territoires, les roquettes, les grenades et ces périodes de service militaire qui reviennent de manière régulière ? Sombre constat d'Ora vers la fin du récit: "Une fois de plus, ce pays piétinait lourdement de sa botte ferrée un lieu où l'Etat n'avait rien à faire"...

Elle fuit l'annonce, donc, et dans sa fuite, elle embarque Avram, son amour de jeunesse, qui est aussi le père de son fils... C'est là où ce fabuleux roman se déplie autant qu'il se déploie, inversant l'arrière-plan et l'avant-scène en une vaste fresque amoureuse et familiale. A travers des flashbacks en rafale, nous voici plongés dans une histoire à la Jules et Jim... Ora, toute jeune, est déchirée entre le fantasque et swinguant Avram (c'est un fou de jazz), lequel doit se contenter au départ des "reliefs de son amour", et l'intense Ilan avec lequel elle fera finalement sa vie avant de s'en séparer quelques décennies plus tard... Ces trois-là se sont rencontrés à l'adolescence, placés en quarantaine dans un hôpital clandestin, en pleine guerre des Six-Jours, et ça donne un prologue inouï de poésie et de puissance lyrique...

De monts en vallées, et après s'être souvenue de l'amante, de l'épouse et de la mère qu'elle a été, Ora prend soudainement conscience que les chemins de Galilée émettent des sons entendus nulle part ailleurs, presque semblables aux gutturales de l'hébreu:  le rrrsh-rrsh des semelles raclant la terre par exemple, ou alors le rrish-rrash des cailloux qui roulent et se heurtent... "Je me demande comment cela sonne en arabe, ajoute-t-elle, après tout, ce paysage est aussi le leur"... C'est à travers ce genre de pensées qu'elle parviendra, peut-être, à maintenir son fils en vie...

"Une femme fuyant l'annonce", de David Grossman (Le Seuil) Coup de projecteur ce mercredi 28 septembre, sur TSFJAZZ (7h30, 11h30 et 16h30) avec Didier Jacob, de la rubrique livres du "Nouvel Observateur"

 

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