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La Fleur du Capital

Le vendredi 16 janvier 2015, par Laurent Sapir

Pattaya, ce Bangkok au carré habillé façon Byzance. Des Shéhérazade en pays Siam qui vous transforment un lieu de prostitution en un "Versailles de sexe et d'intrigues au ras des trottoirs". Et pourtant, ici, tout est pouilleux, humide, bétonné : un entrelacs de néons, de bordels et de capotes échouées sur la plage. Du kitsch bien moite, même si pour son premier roman, Jean-Noël Orengo a surtout eu à coeur de tresser une ode aux reines, aux guerrières, aux ladybars et aux ladyboys qui hantent les nuits de Pattaya.

Rien, évidemment, dans ce "travelling textuel" de près de 800 pages, ne vient justifier le "plus vieux métier du monde". A Pattaya, au contraire -ce qu'indique bien le titre du roman-  Baudelaire et Marx sont sur le même bateau, larguant les amarres d'un Occident malade au travers de son excroissance à la fois consumériste et exotisée.  "Toute la ville, j'aimerais l'exterminer dans son jus d'artifices", dit notamment l'un des personnages du roman. Mais Pattaya n'est pas un égout pour autant. Au détour d'un regard ou d'une passe, le coeur passe soudainement à mach 2, comme le chantait Gainsbourg dans Flash Forward.

Ainsi en va-t-il des expatriés français dont Jean-Noël Orengo nous relate l'odyssée en commençant par Marly le tendre, le punter-courtisan pratiquant "l'orfèvrerie des artères sentimentales" et "l'aristocratie du flirt en milieu putassier". strong>Kurtz, ensuite. Un bloc de haine et de solitude. Les canines rouges au pieu, à force de jouer les carnivores du clitoris. Déteste les humanitaires, les caritatifs et autres "houellebecquiens de gauche". On voit bien, en même temps, le "plafond de verre" auquel va finir par se heurter autant de self-control. Kurtz, qui n'a pas choisi son surnom au hasard, se veut Brando dans Apocalypse Now, mais c'est pour La Maman et la Putain de Jean Eustache qu'il craque au moment de sa chute, bousillé par la culpabilité Farang (le terme qui désigne les Occidentaux en Thaïlande), cette fameuse "survoix" qu'il essaie constamment de fuir.

Harun, l'expat' fils d'Algérien bossant dans l'immobilier et qui voudrait éprouver en ascète les relents de Pattaya; Scribe qui, de par son surnom, a encore plus tendance que les autres à considérer Pattaya comme une fiction et ses suzeraines du trottoir comme des artistes; et Porn, la transsexuelle musulmane (vaste programme...) dont Marly s'éprend au début du récit, complètent le tableau. Pas n'importe quel tableau. Une toile de maître. Un roman-monde qui embrase, sur le strict plan littéraire, une géographie bien plus vaste que l'Asie du Sud-Est.

Qui d'autre, dans le paysage littéraire hexagonal de ces dernières années, s'est montré aussi irradiant d'ambition et aussi jusqu'au-boutiste dans l'ensorcellement du phrasé ? Mathias Enard, peut-être, avec Zone ou bien, plus récemment, Yann Moix avec Naissance. Effrénée et vertigineuse, la prose de Jean-Noël Orengo se situe aux mêmes latitudes, ses effluves tropicales la rendant sans doute, aux yeux du lecteur, encore plus prégnante.

La Fleur du Capital, Jean-Noël Orengo (Grasset). Coup de projecteur avec l'auteur, ce lundi 19 janvier, sur TSFJAZZ (12h30)

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