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Zone

Le mardi 29 juillet 2008, par Laurent Sapir

Une mélopée, ce roman. Ou alors une crise de delirium tremens... "Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages /Avant de t'apercervoir du mensonge et de l'âge", peut-on lire, sous la plume d'Apollinaire, dans un texte sur le monde moderne baptisé Zone et qui ouvre son recueil de 1913, Alcools.

Près d'un siècle plus tard, c'est Mathias Enard qui sème sa zone. "Tout est plus difficile à l'âge d'homme ", commence-t-il à écrire... Et la phrase ne s'arrête plus ! 24 chapitres, quelques virgules, et un seul point (final), lorsque le train Milan-Rome arrive au terminus. L'homme dans le train s'appelle Francis Servain Mirkovic. On le découvre d'emblée écrasé par l'alcool, la fatigue et les amphétamines, gravitant sur lui-même, sans parler de ce dingue avec sa clochette sur le quai de départ qui lui a balancé "Une dernière poignée de main avant la fin du monde!".

Mirkovic a été soudard dans les Balkans, côté croate, puis agent de renseignements pour la France. Après une dernière cuite, il a démissionné, et il va à Rome pour vendre à un représentant du Vatican le contenu d'une mystérieuse mallette censée abriter tous les soubresauts des guerres méditerranéennes dont notre homme a recueilli les échos au fil de ses missions, d'abord en Algérie, puis sur tout le Proche-Orient. Prend forme, alors, peu à peu, un fleuve de sang et d'ivresse, une Iliade des temps modernes. Le train Milan-Rome renvoie à d'autres trains, de soldats, de déportés... A chaque rivage son charnier, ses barbaries. De Madrid à Salonique, d'Alexandrie à Bagdad, les visions du narrateur s'entrechoquent, avec des effets de montage à la Chris Marker.

Bourreaux, trafiquants, mercenaires... La mosaïque conçue par Mathias Enard prend des contours dantesques. On y croise aussi des écrivains fous ou ivres, Malcom Lowry qui tente d'étrangler sa femme en Sicile, Joyce et Burroughs dérivant à Trieste comme à Tanger, Ezra Pound dans sa cage de verre, sous la cania, à Parme, quand les Gi's punissent ses tentations fascistes en lui pourrissant la tête avec un hit des Andrew Sisters... On apprend aussi à connaître, au fil des pages, Millan Astray, le borgne franquiste créateur de la Légion, Francesc Boix, le photographe espagnol déporté à Mauthausen, Gavrilo Princip, l'assassin tuberculeux de Sarajevo, et tant d'autres figures encore, réelles ou fictives.

L'ambition, la démesure et l'érudition qui traversent ce roman renvoient bien sûr aux fameuses "Bienveillantes" de Jonathan Littel: même référence aux divinités grecques pour tenter d'approcher les racines du mal, même ampleur dans la forme, même crescendo dans la descente aux enfers, même OVNI, enfin, dans le ciel habituellement si tranquille d'une littérature française qui rate toujours le dernier "train" lorsqu'il s'agit de bâtir un roman monde.

Zone, de Mathias Enard (Actes Sud) Parution le 20 août. Coup de projecteur avec l'auteur sur TSF, le jeudi 28 août, à 8h30, 11h30 et 16h30

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