Au rythme de Vera

Elle n'a que 17 ans lorsqu'elle organise le concert le plus décisif de la carrière de Keith Jarrett... Un film allemand, "Au rythme de Vera", retrace avec une belle ardeur l'émancipation, les embûches et l'efficacité vitaminée de Vera Brandes, la jeune cheville ouvrière du célèbre "Köln Concert".
Un vent de jazz et de liberté a fait swinguer l'autre rive du Rhin dans les années 1970. le réalisateur allemand Ido Fluk en relate le souffle à travers un film de fiction, Au rythme de Vera, centré sur la silhouette mutine et explosive de Vera Brandes, une jeune femme qui a bravé les préjugés bourgeois de son dentiste de père pour devenir organisatrice de concert... et pas n'importe quel concert. C'est en effet à cette charmante délurée qui n'aurait pas dépareillé dans un rassemblement hippie qu'on doit le célèbre récital de Keith Jarrett à l'opéra de Cologne, en janvier 1975, lequel a donné matière à l'album de solo piano le plus vendu de l'histoire.
Il faut dire qu'elle a toujours eu le contact facile, Vera, même lorsqu'elle va se coltiner l'un des tempéraments les plus irréductibles de la planète jazz. Ce qui n'est pas vraiment le cas du saxophoniste anglais Ronnie Scott, surtout connu pour le club qu'il a fondé à Londres. C'est lui, le premier musicien qu'elle parvient à dérider facilement en 1974 alors qu'elle a à peine à 16 ans, lui vendant au culot une hypothétique tournée en Allemagne qu'elle concrétise grâce à son bagout quand elle a en ligne les patrons de clubs. Dans ce monde d'hommes, et entre deux manifs pour le droit à l'avortement avec à ses côtés une petite bande de proches aussi passionnés qu'elle, Vera détonne et cartonne.
Même audace au féminin singulier lorsque surgit un Keith Jarrett passablement épuisé après avoir roulé toute la nuit de Lausanne à Cologne avec comme chauffeur le très placide patron du label ECM, Manfred Eicher. La jeune organisatrice a réussi entre-temps à dégoter pour le pianiste un créneau de fin de soirée à l'opéra, après une représentation de Lulu, l'héroïne tout aussi incandescente d'Alban Berg à laquelle Vera serait tentée de s'identifier. Problème: le clavier Bösendorfer promis au musicien est introuvable. En lieu et place, un piano ridicule tout moisi, désaccordé, et avec une pédale hors service. Déjà doté d'une anxiété et d'une exigence qui nourriront sa légende, assommé qui plus est par une soudaine hernie discale, Keith Jarrett se barricade dans sa chambre d'hôtel. Le Köln Concert, on l'aura compris, a failli ne jamais exister...
Voilà en tout cas un film qui justifie son titre avec éclat tant le récit, malgré quelques tics de mise en scène en mode regard caméra, est au diapason de l'odyssée enjouée et saccadée de Vera Brandes. L'apparition d'un journaliste fictif dont les apartés ont vocation à initier les néophytes à l'odyssée de la note bleue ajoute un zeste de fantaisie, mais c'est surtout la partie dévolue aux tourments "jarrettiens" qui emporte l'adhésion. John Magaro incarne le pianiste sans la moindre fausse note, au gré de ses silences rugissants et de son intériorité bouillonnante.
La comédienne Mala Emde, qui joue Vera, confirme à quel point le prisme de la fiction autour de l'un des épisodes les plus mythiques de l'histoire du jazz n'en dénature pas la portée... malgré certains atterrissages douloureux. Il faut dire que dans la "vraie" vie, Vera Brandes n'a pas touché un centime lorsque l'album du concert s'est répandu dans le monde entier, et elle ne figure nulle part sur les crédits. Pire encore, notre confrère Olivier Nuc nous apprend dans Le Figaro que lorsqu'elle a tenté de réclamer son dû en tant que promotrice, quitte à saisir les tribunaux, Manfred Eicher a menacé de ruiner sa carrière. 50 ans après, justice lui est joliment rendue.
Au rythme de Vera, Ido Fluk (Sortie en salles ce 25 juin). Coup de projecteur sur TSFJAZZ le même jour (13h30) avec la "vraie" Vera Brandes.