Jour de ressac
Quand les galets du Havre se confondent avec les ruines de la ville bombardée par les Alliés il y a tout juste 80 ans... Le nouveau roman de Maylis de Kerangal, "Jour de ressac", associe avec une vraie magie d'écriture les souvenirs personnels d'une narratrice et le trauma longtemps occulté qu'a subi la grande cité normande.
Du 5 au 11 septembre 1944, Le Havre agonise sous les bombes alliées. Les aviateurs anglais la pilonnent sans répit face à une garnison allemande réputée indéboulonnable. Bilan dévastateur: plus de 2.000 morts, un territoire détruit à 85% et un statut peu enviable de grande ville la plus détruite de France pendant la Seconde guerre mondiale. Sauf que l'événement est évidemment passé sous silence dans la liesse de la Libération, comme si le Hambourg français, en référence à la terrible opération Gomorrhe de juillet/août 1943, gâchait la fête. 80 ans après jour pour jour, c'est bien dans l'évocation de ces tragiques événements que le nouveau récit de Maylis de Kerangal, Jour de ressac, frappe le plus le lecteur.
Son héroïne, qui vit à Paris, est soudainement convoquée par un policier havrais pour identifier un homme avec lequel elle aurait été liée autrefois et dont on a retrouvé le corps sur une plage. S'ensuit un vrai-faux polar relativement limité dans sa trame mais d'où émergent en premier lieu des prodiges d'écriture. "Le silence a durci dans la pièce comme du plâtre à l'air libre ", lit-on notamment sous la plume de celle qui nous avait déjà tant épaté avec Un monde à portée de main et qui s'est surtout fait connaître avec Réparer les vivants.
Ici, il s'agit de réparer les fantômes. Dans Jour de ressac, le passé de la narratrice et ses souvenirs personnels se confondent avec le destin d'une ville à jamais hantée. Tout est imbriqué, compacté. Les galets du Havre sont eux-mêmes, d'après Maylis de Kerangal, le résultat mixé des ruines de la ville d'antan. Brassées, roulées et minéralisées au fil du temps, elles renvoient aussi à cette image si dramatiquement évocatrice dans le roman: après les bombardements, et après que la ville eut été "aplatie, laminée, rasée par les Alliés ", on discernait alors pour la première fois la mer depuis la gare, "telle une strate plus sombre à la base du ciel ".
L'anéantissement forge-t-il un destin ? Peut-être, à la faveur d'une reconstruction complète du Havre sous la conduite de l'architecte Auguste Perret. La ville se pare alors d'une sorte d'étrangeté bétonnée, ne serait-ce qu'à travers ce "gris général " qui perturbe les visiteurs, "comme si tout avait été purgé de toute couleur, alors qu'il s'agit plutôt d'un "gris magique qui les retient toutes et les diffracte, un gris irrésolu, mitigé, hésitant ". C'est une "cité à bout de rails " que nous font revivre les mots vibrants de Maylis de Kerangal. Le Havre n'est jamais allé, finalement, dans le sens de l'histoire, aussi bien à travers son sort tragique en 1944 que lorsqu'elle a ensuite été dirigée par des maires communistes.
L'intensité du passé influe aussi d'une autre manière dans cette écriture au présent. Non pas à travers l'irruption dans le récit de deux réfugiées ukrainiennes ou dans la référence un peu convenue aux migrants noyés dans la Manche, mais plutôt dans le constat que la destruction des villes ne s'est pas arrêtée au Havre. La grande cité normande devient ainsi un "capteur" du monde contemporain, et le chaînon dramatique d'une sorte de sororité urbaine avec d'autres zones pareillement et plus récemment ravagées, de Marioupol à Gaza. Maylis de Kerangal observe cette résonance avec beaucoup de pudeur, de doigté et de justesse. Là encore, tout est compacté.
Jour de ressac, Maylis de Kerangal (Editions Verticales).