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Esterno notte

Le dimanche 19 mars 2023, par Laurent Sapir
Les années de plomb italiennes comme on ne les avait encore jamais scrutées... Sous forme de mini-série sur le site d'Arte, puissante plongée de Marco Bellocchio dans le trauma suscité par l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro en 1978.

Magistral et visionnaire Marco Bellocchio ! Se pliant au format de la minisérie, le dernier géant du cinéma italien (83 ans) n'a rien perdu du puissant maillage qui lui est propre entre politique et psyché. Le trait est à la fois clinique et baroque, mais avec toujours cette même virtuosité du regard lorsqu'il s'agit d'entremêler, comme dans Le Traître (2019), complexité dramaturgique, archives et mises en abyme. Résultat: une tragédie shakespearienne de haut vol autour de l'un des plus grands traumas italiens, à savoir l'enlèvement en 1978 d'Aldo Moro, leader de la Démocratie Chrétienne et apôtre du "compromis historique" avec les communistes, puis son assassinat par les Brigades rouges 55 jours plus tard.

Le réalisateur des Poings dans les poches avait déjà affronté ce trauma il y a une vingtaine d'années, mais dans un espace plus confiné. Avec Buongiorno, notte ("bonjour, la nuit "), il confrontait notamment Aldo Moro à l'une de ses geôlières. Comme le suggère son titre, Esterno notte ("extérieur nuit ") privilégie une structure plus éclatée, chaque épisode relatant les mêmes faits mais d'un point de vue différent et en veillant à toujours faire avancer l'intrigue. Cet effet Rashōmon met notamment en avant le tourmenté ministre de l'Intérieur de l'époque, Francisco Cossiga, puis le pape Paul VI auquel le sémillant Toni Servillo de La Grande Bellezza prête une aura bien plus endolorie.

Deux figures féminines plus ou moins autonomes dans ces jeux d'ombres au masculin pluriel captent également l'attention de Bellocchio: une jeune brigadiste tenaillée par le doute ainsi que l'épouse d'Aldo Moro campée par une Margherita Buy (Mia Madre) plus que jamais maîtresse d'elle-même, y compris lorsqu'un bruit d'hélicos recouvre peu à peu ses confessions à l'église sur ses relations avec un mari dont elle ne sait pas encore qu'il vient d'être enlevé... De fait, tous ces personnages semblent être écartelés entre leurs propres bleus à l'âme et le poids de leur fonction ou de leur rôle social, à l'instar de Moro lui-même assumant dans une sorte de désespoir serein sa montée du Golgotha même si le comédien qui l'incarne, Fabrizio Gifuni, sait aussi transmettre la douleur rentrée de celui qui ne veut pas mourir.

Sauf que les dés sont jetés -ou pipés. Dans la froide conjoncture de l'époque, l'exécutif italien, cornaqué comme il se doit par un conseiller américain pour qui l'homme du "compromis historique" était déjà bien encombrant, s'interdit toute négociation avec les Brigades rouges, même lorsque Moro paraît lui-même la solliciter à travers ses messages. Ce parti de la fermeté englobe aussi Enrico Berlinguer, le chef du Parti communiste italien, allergique à toute esquisse de reconnaissance des ennemis jurés brigadistes.

Plus que du cynisme, il est d'abord question ici de paralysie et de hantise. Sans jamais juger, Bellocchio orchestre une marche funèbre inexorable dont les différentes syncopes témoignent d'une inventivité permanente: l'enlèvement d'Aldo Moro, séquence sanglante s'il en est puisque toute son escorte est abattue, est filmé de manière sèche et dépouillée. A contrario, le réalisateur n'hésite pas à emprunter de surprenants chemins de traverse, à l'instar de cette scène d'hôpital où le dirigeant démocrate-chrétien ayant, croit-on, survécu à son enlèvement, couvre d'un regard noir ses "amis" politiques précipités à son chevet.

L'hallucination devient ainsi vecteur de lucidité. La brigadiste déçue par le fait que son compagnon n'est pas le révolutionnaire rêvé (il préfère regarder La Horde sauvage dans une salle de cinéma...) croit voir des cadavres longer un fleuve. Cossiga, ce Hamlet au petit bras, sombre dans la vision d'un drapeau entortillé et d'une carte de Rome ensanglantée.  Le Pape imagine Aldo Moro portant sa croix. Une nonne surréaliste symbolise un pays qui perd pied. Etat, folie, religion... Bellocchio, pour sa part, n'a jamais été aussi cohérent avec son univers qu'à travers cet oratorio brûlant dont il dépoussière avec génie toute la portée mémorielle.

Esterno notte, Marco Bellocchio (six épisodes à découvrir en ce moment sur le site d'Arte France)

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