Emilia Perez

Quand Jacques Audiard ose une traversée des "genres" gorgée d'énergie... Son nouvel opus, "Emilia Perez", devrait trouver facilement son public grâce à ses cocktails détonnants et son euphorie déjantée.
Tel Marco Ferreri réalisant sur le tard Le Futur est femme, Jacques Audiard a entrepris lui aussi de féminiser son univers face aux excès de testostérone qu'on lui a souvent -et injustement- reprochés. La première tentative, il y a trois ans, n'avait pourtant guère convaincu tant ses Olympiades laborieusement concoctées avec Céline Sciamma pour le scénario rivalisaient de fadeur et de convenance malgré leur vernis "arty". Emilia Perez offre une déclinaison autrement plus colorée de ce nouvel air du temps au féminin à la fois singulier et pluriel. Le trait n'a plus rien d'alangui. C'est au contraire dans le registre de l'excès -voire même de la dinguerie la plus inattendue- que ce nouvel opus atteint sa cible.
Dans ce qui pourrait s'apparenter à un opéra-bouffe, le récit a pour cadre le Mexique impitoyable des narcotraficants qui prospèrent sans scrupules au prix d'innombrables disparitions. C'est dans ce contexte assez violent qu'une jeune avocate ambitieuse mais sous-exploitée par le cabinet qui l'emploie va aider un chef de cartel à changer de sexe avec dans la foulée une reconversion dans l'aide sociale pour les plus démunis. Tentative de rédemption face à la férocité des hommes ? Moyennant finances et subterfuges puisqu'il s'agit de le faire passer pour mort aux yeux de sa famille, Manitas revit sous les traits d'Emilia Perez après avoir été opéré(e) par un chirurgien israélien plutôt à l'aise dans les conversations bibliques.
C'est lorsque le caïd transgenre, nostalgique de sa vie d'antan, éprouve le besoin de retrouver les siens que l'intrigue se corse. La mise en scène n'a cependant pas attendu ce tournant pour trouver un rythme échevelé dont le format comédie musicale amplifie les sortilèges. Les numéros dansés sont particulièrement réussis, avec une caméra qui, au détour d'un zoom soudain, prend un accent percussionniste, mais la vraie folie du film tient dans la traversée des "genres" qu'il s'autorise -musical, drame, comédie, telenovela-, avant qu'Audiard ne renoue, dans son final, avec l'ambiance polar/film d'action qui a fait sa réputation.
La rupture ne paraît d'ailleurs pas si évidente avec les précédents films du réalisateur. Le Sri-Lankais aux songes éléphantesques de Dheepan transposé dans une cité de banlieue n'était pas moins frappé du sceau de l'étrangeté. Dans un autre ordre d'idées, Les frères Sisters avaient eux aussi leurs petites coquetteries, et de manière générale, Audiard a toujours manifesté une sensibilité particulière envers la marge et ceux qu'il appelle, dans une interview récente, les "mal foutus, les mal-intégrés "...
Ne lui restait plus qu'à se libérer sous la forme, à présent, d'un maelström porté par l'énergie collective de ses comédiennes, toutes primées à Cannes, à commencer par l'inénarrable Karla Sofía Gascón, ex-acteur dont la transition a eu lieu il y a six ans. Résultat: un film-ovni paradoxalement fédérateur, aussi bien au regard de ses thématiques en vogue que dans l'euphorie qui l'irradie jusqu'à l'ultime fanfare latino en mode New Orleans autour des Passantes de Brassens. On pourra regretter, certes, quelques pointes de mélo ici et là, voire même imaginer ce qu'un Xavier Dolan aurait pu faire d'un tel scénario, mais on ne va pas bouder notre plaisir.
Emilia Perez, Jacques Audiard, prix du Jury et prix d'interprétation féminine collective au Festival de Cannes. Sortie en salles ce mercredi 21 août.