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Drive my car

Le vendredi 27 août 2021, par Laurent Sapir
Avec "Drive my car" qui aurait mérité davantage qu'un prix du scénario à Cannes, le réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi filme un modèle de conduite accompagnée.

Un être disparaît, et il faut vivre avec. Après Asako I & II, ce motif cher à Ryusuke Hamaguchi donne matière à un récit bien plus dense et en même temps tout en apesanteur dans son rythme, sa construction et la qualité d'émotion qui s'en dégage. Comme dans Burning de Lee Chang-dong mais avec davantage d'à-propos, le cinéaste étire une nouvelle d'Haruki Murakami -la seule, au passage, qui tenait un peu la distance dans le décevant Des Hommes sans femmes paru en 2017. De fait, le résultat tient la route dans tous les sens du terme.

Car c'est bien un voyage au volant d'une Saab rougeoyante qui est au cœur de Drive my car. Sur la banquette arrière, Kafuku, un metteur en scène de théâtre frappé par la mort de son épouse dont il venait de s'apercevoir qu'elle le trompait. À l'avant, une jeune conductrice introvertie, Misaki, assignée comme chauffeure lors d'une résidence à Hiroshima où son client est venu monter Oncle Vania de Tchekhov. Entre le logement et le lieu de la répétition, les trajets sont rythmés par une cassette audio où résonne la voix de l'épouse défunte. Elle avait enregistré une partie des dialogues pour que son mari maîtrise mieux la pièce...

On l'aura compris, cette traçabilité de la perte et de la blessure ne va pas sans une certaine forme de perversité. Surtout lorsque Kafuku confie le rôle-titre de Vania à celui qu'il a surpris autrefois, mais sans être vu, dans les bras de sa femme. Le jeune acteur a un visage d'ange, mais un profil bien plus inquiétant. Hamaguchi façonne dès lors, strate après strate, une odyssée dont les démons intérieurs affleurent sans fracas, à l'image de Sonia, l'un des personnages de Tchekhov jouée par une muette dans le langage des signes.

Kafuku, dès lors, n'a plus qu'à passer de la banquette arrière au siège passager au gré des secrets que sa chauffeure attitrée finit par lui confier après l'avoir conquis par la finesse de son changement de vitesses. C'est dire à quel point Drive my Car n'appartient pas à cette catégorie de films qui foncent à tombeau ouvert. C'est au contraire un modèle de conduite fluide et accompagnée avec comme seul écart un frôlement de cigarettes au bout des doigts par dessus le toit ouvrant de la voiture. De quoi laisser advenir à l'écran des volutes de sereine mélancolie en prenant le cap de Seto, la mer intérieure d'Hiroshima.

C'est pourtant bien loin d'Hiroshima, dans un paysage de bout du monde enneigé, que les derniers masques vont tomber dans une scène purement bergmanienne. Jusque là, durant près de trois heures mais en mode haïku, par la grâce d'une mise en scène toute en ampleur et en acoustique, dans le secret des amours défaits et des alchimies de la transmission, Ryusuke Hamaguchi aura prodigieusement filmé la douce douleur d'exister dont Tchekhov faisait son miel.

Drive My Car, Ryusuke Hamaguchi, prix du Scénario à Cannes (en salles depuis le 18 août)

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