Bertrand Blier, corrosif au plus profond du cœur...

Crédits photo: Louis Monier
Au-delà de ses dialogues lustraux et de son éventail de masculinités déboussolées, Bertrand Blier (1939-2025) aura refusé tout au long de sa filmographie un cinéma français convenu, sage et moralisateur. Pas certain qu'il ait beaucoup d'héritiers...
Ils étaient fous de jazz, Libération et Les Cahiers du cinéma les vouaient aux gémonies, et ils ont fait passer dans le cinéma français des années 1970 un vent de mélancolie et d'humanité qui épurait l'âme. Après Claude Sautet, Alain Corneau et Bertrand Tavernier, c'est Bertrand Blier qui tire sa révérence. Dans cette bande des quatre, il était à la fois le plus corrosif et le plus tendre, filmant la vérité du cœur derrière la dérision permanente, l'émancipation au-delà de la provocation, la douceur d'une liberté à travers la rage que lui inspiraient toutes les convenances. Drôle de zigoto derrière son allure de grand bourgeois pince-sans-rire...
Filmographie forcément inégale avec le temps. Jusqu'au désopilant Tenue de soirée, en 1986, c'est quasiment le sans-faute à travers toute une série de films décapants, y compris le controversé mais cultissime Calmos avec son épilogue délirant dans d'incertaines cavités. Ensuite, Blier vieillit. Il s'offre un prodigieux sursaut en 2010 avec Le Bruit des glaçons, cette farce noire brodant si élégamment sur les gros pépins de santé, mais l'élan n'est plus vraiment au rendez-vous. Survenant sept ans plus tard, la vague #Metoo ringardise un peu plus la veine misogyne du cinéaste tout en occultant un univers féminin/masculin autrement plus complexe.
La critique et essayiste Murielle Joudet avait notamment arpenté avec brio l'an passé, lors du 50e anniversaire des Valseuses, le territoire d'une masculinité déboussolée car si les mâles fanfaronnent chez Blier, ils offrent surtout un visage pathétique d'eux-mêmes alors que les tempéraments féminins offrent une palette bien plus riche. Miou-Miou dans Les Valseuses comme Isabelle Huppert dans La Femme de mon pote ont eu ainsi tout le loisir de développer la part secrète de leur personnage malgré les stéréotypes annoncés. Et puis dans quel autre film que Buffet froid Carole Bouquet a-t-elle autant envoûté nos esprits en incarnant la mort en personne dans une inénarrable séquence en barque ?
Les "décontractés du gland", certes, auront aussi eu la part belle dès lors que les deux plus grands acteurs du cinéma français contemporain en auront déplié les névroses. Comment rivaliser avec le "Noir, noir (le café)" et Rouge, rouge (la confiture) de Gérard Depardieu dans Buffet froid ? Focales asphyxiantes, géométrie infernale entre deux tours de La Défense, accents à la Bunuel, dialogues tordants... "Je vous présente l'assassin de ma femme", balance Depardieu en introduisant Jean Carmet auprès de Bernard Blier. "Très heureux", rétorque ce dernier, tout inspecteur de police soit-il...
L'autre atout-maître s'appelait Patrick Dewaere. L'éloge de "son pote" Mozart dans Préparez vos mouchoirs reste à jamais dans les mémoires, surtout quand Blier, tragiquement prémonitoire, lui fait dire: "35 ans… Tu te rends compte de la perte… Le pauvre mec, il est mort à 35 ans"... Et puis il y eut Beau-père, ce miracle de délicatesse malgré son sujet casse-gueule. L'acteur y apparaissait pour la première fois sans moustache, irradiant dans son fameux "monologue du pianiste" avec Maurice Vander au clavier côté B.O.: "Alors, je jouais pour moi tout seul, des vieux airs de Bud Powell, dont j’essayais de retrouver le phrasé sans jamais y parvenir, car je ne parvenais jamais à rien "… sauf à nous briser le palpitant d'émotion, au diapason d'un cinéaste qui savait aussi filmer la pudeur des sentiments.
Bertrand Blier ( 14 mars 1939-20 janvier 2025)
Crédits photo: Louis Monier