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C'est sauvage, c'est dantesque, c'est jazz... C'est "Babylon"!

Le jeudi 12 janvier 2023, par Laurent Sapir
Le pré-âge d'or d'Hollywood comme on ne l'avait encore jamais filmé. Avec "Babylon", sa légion quatre étoiles (Brad Pitt en tête...) et son swing d'enfer, Damien Chazelle signe une fresque qui fera date.

Babylone, "mère des impudiques et des abominations de la terre "... Ainsi l'Amérique puritaine fustigeait-elle, citation biblique à l'appui, le Hollywood des années vingt, emportant dans la même vindicte le jazz naissant. C'est cette Amérique que Damien Chazelle prend au mot. Avec en renfort les cuivres orgiaques de Justin Hurwitz tout justes auréolés d'un Golden Globe, le réalisateur pourtant si attendri de La La Land invente la scène de fête la plus babylonienne qui soit. Réuni dans une villa californienne, le gratin ciné de l'époque se la joue dépenaillé, le glamour se putréfie, les habits de soirée sont tâchés de partout. C'est Gatsby puissance punk, ou plutôt James Ellroy faisant déferler sexe, violence et drogue en mode big band. 

Le code Hays, premier dispositif de censure sur les écrans américains, viendra bientôt canaliser ces ardeurs. En attendant, dans le coulis aussi coloré que déliquescent de son pré-âge d'or, ce Hollywood-là n'a jamais été aussi libre. Ne reste plus qu'à y déployer ses ailes avant de les brûler. C'est le cas de la peu docile Nellie LaRoy, actrice débutante affamée de célébrité, de Many Torres, apprenti-producteur originaire du Mexique, et de Jack Conrad, acteur au sommet pour qui plus dure sera la chute. Ces trois personnages de fiction ne lui appartiennent pas complètement. Derrière le jeune latino joué par Diego Calva, Chazelle met en exergue le rôle majeur joué à l'époque par plusieurs producteurs et techniciens hispanisants partis aux Etats-Unis après la révolution mexicaine. Il y a par ailleurs du Joan Crawford dans la manière avec laquelle l'actrice en herbe campée par Margot Robbie affronte le défi du cinéma parlant, et aussi l'ombre de Douglas Fairbanks lorsque l'acteur auquel Brad Pitt offre son aura et sa mélancolie affronte le poids des ans.

L'effet de miroir captive encore davantage avec Sidney Palmer, un trompettiste noir campé par Jovan Adepo qui tente de se frayer un chemin dans ce panier de crabes californien sans pour autant perdre son intégrité. Là encore, l'irruption du son sur grand écran révolutionne tout. Inspiré en partie par le chef d'orchestre Curtis Mosby, le personnage renvoie surtout, dans une séquence marquante de blackface, à la mésaventure subie par deux musiciens de Duke Ellington. Dans Check & Double Check, une production RKO de 1930, le tromboniste portoricain Juan Tizol et le clarinettiste créole Barney Bigard furent notamment contraints de se maquiller le visage avec de la poudre noire parce que leur peau était jugée trop claire et que cela les aurait rendus plus "blancs" que les deux acteurs principaux blancs du film eux-mêmes grimés en noir. Il était par ailleurs hors de question, surtout pour le public sudiste, de donner l'image d'un groupe de jazz "intégré" sur le plan racial.

De la marge aux feux de la rampe et des sunlights au précipice, Babylon ne lâche décidément jamais le morceau. Un claquement de doigt suffit à défaire une carrière alors que sévissent déjà les premières "commères" d'Hollywood. Et lorsque le cloaque submerge ce qui était au départ une joyeuse cacophonie, la seule histoire d'amour susceptible de surgir, celle en l'occurrence entre Nellie LaRoy et Manny Torres, paraît autant condamnée que la romance de La La Land. On est bien loin ici de la puérilité d'un Tarantino dans Once Upon A Time... In Hollywood

En témoigne notamment la bande originale créée par Justin Hurwitz. Aux riffs hurlants de la scène d'ouverture succède un thème bien plus poignant faisant appel à trois pianos, un Steinway et deux autres claviers plus ou moins désaccordés. Des tempos plus enlevés, ensuite, en approfondissent la richesse tandis que l'ensemble de la partition court-circuite tous les clichés du vintage. Dit autrement, et dans une démarche aussi transgressive que le prologue de Babylon, Chazelle et Hurwitz instillent de l'opéra-rock dans le jazz des années 20, allant encore plus loin que l'ambiance de big band délétère créée par le duo Reznor/Ross pour Mank, autre odyssée désenchantée sur le vieil Hollywood signée David Fincher.

Comment imaginer enfin une telle exultation cinématographique et musicale ailleurs qu'en format Scope et en Dolby Stéréo ? En ces temps de formes plates et autres plateformes, Babylon est un anachronisme lustral, une résistance délibérée, et surtout un acte de foi en l'avenir d'un art qui a déjà survécu, -c'est le bien le sujet central du film- à d'autres remises en cause, qu'elles soient d'ordre technologique ou politique. Comme dans Whiplash qui nous l'a fait connaître (il plongeait alors son jazz dans le vitriol quand La La Land l'enrobait de formol et Babylon de nitroglycérine...), Damien Chazelle tourne le dos à toute cinégénie passéiste. La virtuosité ultra-contemporaine de sa mise en scène lui offre dès lors toute la légitimité requise pour dérouler, dans un épilogue d'anthologie, la magie immémoriale d'une salle de projection au fil des décennies. On n'en dira pas davantage sinon qu'on en ressort les yeux embués et complètement soufflé.

Babylon, Damien Chazelle, sortie en salles le 18 janvier. Interview du réalisateur et du compositeur Justin Hurwitz la veille dans Deli Express, entre 12h et 13h.

 

 

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