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Whiplash

Le samedi 20 décembre 2014, par Laurent Sapir

Le voilà enfin sur nos écrans, ce film-coup de poing sur le jazz que les gens du jazz détestent ! Pensez donc...  Qu'un petit blanc-bec nommé Damien Chazelle expose cette musique de l'ombre et de l'exigence sous les sunlights d'un film de genre mainstream ne peut que filer des boutons à tout gardien du temple qui se respecte. Et puis tous ces lauriers glanés de festival en festival (Sundance, Deauville...), cela inspire forcément la méfiance. On parle même d'un Oscar, vous rendez-vous compte ? "Le jazz, ce n'est pas ça!", entend-on déjà du côté de ceux qui n'ont jamais rêvé le jazz que dans l'entre-soi.

Alors on pinaille. On puise dans les arguties techniques. On décortique l'enseignement très particulier de ce prof de musique tortionnaire (J.K. Simmons) dont un jeune apprenti-batteur (Miles Teller) va faire les frais dans une école de Manhattan pour dire qu'on n'enseigne pas la musique -et encore moins la batterie- de cette manière. Mais est-ce bien là le véritable enjeu de ce qui est d'abord une fiction ? Whiplash va vider les écoles de jazz, paraît-il... Comme si Black Swan, qu'on ne peut guère non plus taxer d'angélisme, avait vidé les écoles de danse.

Si Whiplash nous bluffe, nous scotche et nous emballe, si sa mise en scène énervée en diable n'a rien pour nous énerver et si on raffole de la façon dont le Caravan de Duke Ellington est réarrangé dans le film, c'est au contraire parce que du jazz, Damien Chazelle propose une vision ultra-contemporaine faisant table rase d'une cinégénie passéiste. On en a soupé des clubs enfumés, des chanteuses "canaris", des rengaines d'ascenseur et des mélancolies poussiéreuses. En 2014, le jazz de Whiplash est anti-bisounours, et ça fait un bien fou.

Et puis il a des références, notre jeune réalisateur américain ! Quand on l'interroge pour TSFJAZZ sur le caractère plus que musclé des joutes musicales qu'il met en scène, il répond Charlie Parker et l'humiliant lancer de cymbale que lui inflige Joe Jones. Il répond Sony Rollins qui largue les amarres en pleine ascension et qui va essayer de se trouver ou de se retrouver, comme on veut, sous le pont de Williamsburg. Il répond Coltrane qui, face aux sifflets de l'Olympia, amplifie encore d'avantage l'effusion de ses solos.

C'est dans cette généalogie, et pas seulement du fait de son expérience d'ancien batteur, que Damien Chazelle extrait tout le tranchant de la note bleue. Une note bleue qui peut virer rouge-sang, parfois. Les mains qui saignent, le corps qui transpire, les instruments filmés comme des armes à feu... Whiplash dit tout de la solitude qui peut parfois surgir d'une musique aussi collective que le jazz. Whiplash nous parle aussi de l'introuvable tempo, au sens littéral du terme, qu'il faut pourtant traquer dans un monde gangrené par l'esprit de compétition et la loi du tout-libéral.

Pourquoi irait-on, dés lors, se retrancher dans on ne sait quelle citadelle jazzistique pour rejeter ce Full Metal Jacket au royaume de la batterie ? Pourquoi ne pas prendre, comme le réalisateur a l'intelligence de le faire, ces personnages comme ils viennent, avec leurs faiblesses, leurs travers (l'innocence dévoyée du jeune batteur, la façon dont sa petite amie en fait les frais...), leurs fractures intimes ? "Je ne voulais pas passer à côté d'un nouveau Charlie Parker", balance, à la fin du film, le prof tortionnaire contraint à un minimum d'humilité. La rédemption serait-elle à ce point étrangère à l'odyssée de la note bleue ?

Whiplash, de Damien Chazelle, Grand Prix du Jury à Deauville. Sortie en salles le 24 décembre. Emission spéciale, sur TSFJAZZ, ce lundi 22 décembre (19h) avec Damien Chazelle, Pierre Lescure, président du festival de Cannes et membre du jury à Deauville, ainsi que le jeune batteur Fabrice Moreau.

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