Lagarce, fiction

30 ans après la mort de l'auteur dramatique Jean-Luc Lagarce, Charles Salles lui consacre un portrait aussi intime que poignant dans un ouvrage au profil très "lagarcien"...
Les mots qui reviennent le plus à son sujet pourraient se contredire: fragilité, courage, énergie, pudeur... Saluant une dernière fois le dramaturge et metteur en scène Jean-Luc Lagarce après que le sida l'eut emporté à 38 ans, le 30 septembre 1995, Colette Godard écrit dans Le Monde : "La force de vie était quelque chose d'admirable chez ce grand garçon mince à la voix douce un peu brisée". La journaliste évoquait également un "homme discret jusqu'au secret au sourire timide, tellement chaleureux"... Trente ans après, Charles Salles réunifie toutes ces facettes de l'auteur de la pièce Juste la fin du monde dans un récit audacieux qui tourne le dos à la biographie classique. Rien de mieux qu'une pièce, finalement, pour évoquer un homme de théâtre. Maniant sans maladresse l'art de la didascalie, l'auteur s'y attèle avec sensibilité, jusqu'à donner l'impression que cette pièce, Lagarce lui-même aurait pu l'écrire.
Le procédé implique cependant un personnage fictif extérieur : Gus Idaho, un documentariste américain qui enquête sur le dramaturge en rencontrant ses proches, la Mère, le Père, la Comédienne (avec des majuscules, comme chez Lagarce...), d'autres encore, notamment des amours réels - ou imaginaires. L'Alter Ego également, derrière lequel on devine François Berreur, l'exécuteur testamentaire de Lagarce, ou encore Micheline et Lucien Attoun, qui ont contribué à faire découvrir le dramaturge dans leur Théâtre ouvert. De fait, rien ne sonne faux dans cette évocation. Parfait connaisseur d'une œuvre qui n'est pas à proprement parler le cœur du livre ("Jean Luc n'est jamais dans la transparence, à l'image de son théâtre, il faut gratter pour trouver le sens, interpréter"), Charles Salles a surtout lu le Journal de Lagarce. Il a aussi retrouvé dans les archives quelques-unes de ses lettres dont il se sert pour composer un portrait intime, celui d'un homme qui a toujours mené sa vie à rebours...
À rebours de son milieu ouvrier dans le Doubs, mais sans les clichés qui vont avec ("N'imaginez pas les Bellegueule, rien à voir avec Edouard Louis, ce n'était pas du tout violent et pas du tout lumpen, pas du tout, n'allez pas vous fourvoyer, ne dites pas que sa famille était un problème"...), à rebours également d'une certaine vie parisienne, lui qui n'a jamais connu de publication de son vivant. À rebours, surtout, des normes de l'époque lorsqu'on est gay - un mot que Lagarce n'aimait pas - et qu'on s'épuise à vivre le jour comme la nuit. Entre deux backrooms, il tombe inopinément sur Alain Pacadis, le journaliste glam-punk à qui Charles Salles a consacré son précédent récit. Profil différent. Pacadis, lui, conciliait bien plus aisément ses jours et ses nuits.
Un chercheur sur le sida monte également sur scène. Il nous apprend comment le virus s’est propagé. Juste avant, Charles Salles a imaginé le moment où Lagarce apprend qu’il est séropositif. Sa première réaction ? « Ah ! Bien, très bien… » Puis il tombe lorsqu'il repère dans la salle d'attente trois garçons qu'il reconnaît. Parmi les dernières apparitions, celle du frère : "Il ne te suffisait pas de t'avoir effacé de ton monde, il fallait en plus que tu me fasses passer, face à l'éternité, pour le méchant"... À Besançon, où il a fait ses gammes, on inaugurera une esplanade Jean-Luc Lagarce. Noir sur scène.
Lagarce, fiction. Charles Salles (Editions de la Table ronde). Coup de projecteur avec l'auteur, sur TSFJAZZ, ce mardi 30 septembre (13h30)