Appartements témoins

La dépossession de leur logement n'était pas le fruit d'actes isolés. Trois historiens explorent dans une enquête implacable un cadre d'action méconnu qui a privé des milliers de juifs de leurs droits locatifs sous la houlette de Vichy. De quoi brosser un tableau peu reluisant du Paris occupé... et libéré.
Viens chez moi, j'habite chez un juif. Dans un ouvrage aussi glaçant que renversant, trois historiens repensent les contours des spoliations antisémites telles qu'elles ont été mises en place dans le Paris occupé et sa proche banlieue. À la confiscation bien connue du mobilier ou des tableaux, Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Éric Le Bouhis superposent une autre cartographie de la dépossession, celle des contrats locatifs. C'est ainsi que sous la baguette de Vichy et dans la foulée de pillages diligentés par l'occupant pour loger ses propres militaires, des milliers de raflés, de cachés ou de familles juives en fuite vont être remplacés par de nouveaux locataires grâce à un cadre d'action bricolé à la hâte. Puisqu'il est acquis que les juifs ne reviendront pas -et mieux vaut pas qu'ils reviennent-, ne reste plus qu'à "aryaniser" leurs lieux de domicile en les transformant en logements sociaux pour satisfaire aux demandes du moment.
Première mission: reloger les victimes des bombardements alliés, notamment en 1942 à Boulogne-Billancourt où sont installées les usines Renault. Ces "sinistrés" sont alors pris en main par la préfecture de la Seine (qui gère à la fois Paris et l'ex-département de la Seine), et plus précisément par un certain Georges Bertet au sein d'une section installée rue Pernelle, près de Châtelet. Tâche honorable a priori, sauf que la procédure mise en place ne va concerner que les appartements des familles juives, comme s'il n'y avait pas d'autres logements vacants dans la capitale alors que plus d'un million de Parisiens ont fui en zone libre. Même renonciation à d'autres solutions temporaires comme le bail précaire ou la sous-location. Pour la préfecture qui préempte en lieu et place des propriétaires privés les profils des nouveaux locataires, ce qui ne s'était encore jamais vu, il est bien plus "pratique" de se saisir des appartements de ceux dont un antisémitisme d'État a légitimé la mise au ban.
Fonctionnaires mutés, familles nombreuses telles que Vichy en raffole, pistonnés de toutes sorte... Ils vont être de plus en plus nombreux à profiter de l'aubaine, souvent grâce à leurs contacts allemands. On croise même à un moment le nom du comédien Robert Dalban (!!) recommandé par la Kommandantur du Grand Paris. Certains propriétaires n'hésitent pas eux non plus à résilier d'office le bail de leur locataire juif, même s'il continue de payer son loyer, préférant louer à des catégories de population jugées plus solvables. Tout un voisinage, enfin, est également à l'affût dès lors que s'offre l'opportunité d'améliorer son sort en changeant de palier et de surface locative. Ce réseau ne va cesser de s'amplifier, notamment après la tristement célèbre rafle du Vel d'Hiv de juillet 1942 qui, paraît-il, a profondément choqué les Parisiens sans altérer visiblement leurs appétits immobiliers.
Tableau tout aussi sinistre à la Libération. Malgré des premières décisions judiciaires qui leur sont favorables, les locataires évincés "vont se heurter à une administration préfectorale qui n’entend pas renier le travail accompli". Une ordonnance gouvernementale de novembre 1944 va ainsi valider leur éviction au nom de la protection des populations relogées entre temps. On assiste même à des manifestations antisémites en plein Paris, au printemps 1945, pour dénoncer ces "étrangers" qui osent prétendre déloger de "bons Français". Un autre nom célèbre (après celui de Robert Dalban...) saisit alors notre attention, celui de Robert Badinter dont la mère, Charlotte, s'est battue judiciairement pendant deux ans pour récupérer son logement. À l'une des audiences, et alors que l'avocat de la plaignante faisait observer qu'on était toujours sans nouvelles du père du futur Garde des Sceaux qui ne reviendra pas du camp d'extermination de Sobibor, le président du tribunal avait rétorqué: "Ça n'intéresse pas le tribunal, Maître".
Appartements témoins. La spoliation des locataires juifs à Paris. 1940-1946, Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Éric Le Bouhis (La Découverte). Coup de projecteur avec Sarah Gensburger et Isabelle Backouche sur TSFJAZZ, lundi 5 mai (13h30)