Vermiglio

Maîtrisant à la perfection les codes d'un certain cinéma rural italien, Maura Delpero en transcende les limites avec un récit poignant et jamais figé, tout en modernité et en sororité. Lion d'argent à la dernière Mostra de Venise.
C'est un village bleu clair dans les Alpes italiennes. Son nom pourrait pourtant prêter à confusion: Vermiglio, qui signifie "rouge vif"... sauf que le sang coule ailleurs en cette année 1944. Et voilà que dans ce bourg immaculé et immémorial, un déserteur surgit. Regard éteint, parole rare... Ça jase un peu dans le village. En plus, le gars n'est vraiment pas du coin et personne ne comprend son dialecte sicilien. Le cœur de Lucia, en revanche, n'a pas besoin de traducteur.
On est d'emblée impressionné par la lumière, le grain de l'image, le soin porté aux menus gestes d'une communauté qui semble comme retirée du monde. Les tableaux flamands ont-ils à ce point inspiré la cinéaste italienne Maura Delpero pour que dès son deuxième long-métrage (le premier, Maternal, était centré sur des filles-mères dans un couvent argentin...), elle fasse preuve d'une telle maîtrise ? De fait, elle transcende haut la main le périmètre d'un certain cinéma rural italien dont Padre Padrone et L'Arbre au Sabots avaient incarné les versants les plus exténuants avant qu'Alice Rohrwacher n'en renouvelle l'esprit, mais dans un mode parfois bien perché.
Rien d'ennuyant, ici, ni d'extravagant. Portée par sa propre mémoire familiale, la cinéaste adopte une écriture sensorielle sans pour autant dissimuler l'âpreté de l'univers qu'elle dépeint: les bébés qui meurent et ceux qui naissent, les maisonnées grouillantes de mômes, les lits qu'on se partage à trois, le rythme des saisons et des travaux... Dans le dossier de presse, Maura Delpero souligne qu'elle voulait "filmer l'odeur du bois et du lait chaud dans les matins glacials".
Il fallait aussi savoir filmer ce type de récit en 2025 et en craqueler peu à peu le vernis d'un autre âge. Le chemin de croix de Lucia, cette "mariée des montagnes" comprenant trop tard le lourd secret que lui dissimulait son déserteur adoré, va dès lors se métamorphoser en quête d'émancipation à laquelle font écho les combats ou les aliénations d'autres personnages féminins du récit: la mère rabaissée à ses capacités reproductives, l'une des deux sœurs de Lucia qui se cache derrière une armoire pour s'adonner à des plaisirs jugés coupables, ou encore la voisine délurée dont les désirs s'affranchissent de toute norme... Autant de sentinelles trop en avance sur leur époque, peut-être, mais la façon dont Maura Delpero leur confère une existence cinématographique confirme l'indéniable et surprenante modernité de son propos alors que la première partie du film semblait arpenter des sentiers plus balisés.
Dans cette transition d'une période à l'autre, entre guerre et paix ou entre village et ville, "un roi perd également sa couronne", comme le confie malicieusement la réalisatrice au micro de TSFJAZZ. Il est à la fois magnifique et pathétique, ce père instituteur qui consent à marier sa fille mais dont la caméra observe au scalpel tous les symptômes d'un patriarcat de plus en plus déboussolé. Libéral et mélomane, parfois aux limites du ridicule avec son gramophone à manivelle qu'il exhibe en plein cours, Cesare laisse entrevoir subrepticement ses penchants vers la tyrannie domestique. Sa défaite n'en est que plus amère lorsqu'il comprend trop tard qu'il n'a pas su protéger les siens. Le village bleu clair, entre-temps, est devenu rouge de honte.
Vermiglio. La Mariée des montagnes, Maura Delpero. Lion d'argent à la Mostra de Venise. Sortie ce mercredi 19 mars. Coup de projecteur le même jour, sur TSFJAZZ (13h30), avec la réalisatrice.