Le livre de Kells

Puisant dans son passé de jeune miséreux à Paris avant sa rencontre avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne, Sorj Chalandon trouve le ton juste. Avec déjà un avant-goût d'Irlande.
Sous les pavés, la rue. À 17 ans, Sorj Chalandon s'enfuit de Lyon pour Paris où il dort sous les ponts, bien loin à présent de son facho de père dont il a déjà évoqué les turpitudes dans Enfant de salaud. Sa bouée de sauvetage, c'est l'après-mai 68, quand la mobilisation gauchiste - les "Maos" pour être plus précis - atteint son apogée. Il apprécie autant leur générosité que leur militantisme âpre et musclé.
D'un monde à l'autre, pourtant, le passage n'est pas si abrupt. En plein trip LSD et alors qu'il est à peine politisé, l'ado miséreux rêve d'Angela Davis. Il imagine l'icône de "l'autre Amérique" aux côtés de sa mère soudain repeinte en combattante révolutionnaire, à rebours de l'épouse humiliée qu'elle est en réalité. Il a aussi dans son sac La Nausée de Jean-Paul Sartre, autre graine fertile au regard des années qui vont suivre. En attendant, le jeune paumé se raidit. L'hiver 1970 est l'un des pires que la capitale ait connu. Lui qui, au début de son périple, escortait d'autres "galériens", le voilà seul au monde parlant aux arbres et aux abribus. "Mes pieds étaient brûlés. Ma peau lacérée. Mon ventre, dévoré par le mépris de moi-même. Je n'étais plus un homme, j'étais une défaite". Voilà le Chalandon qu'on aime. Sans joliesse.
Gare Saint-Lazare, une fille crie : "Non au racisme anti-jeunes !" C'est le climax du récit, cette rencontre avec les vendeurs de La Cause du peuple. Ils vont le sortir de là. Pas la peine d'apprendre par cœur le "Petit livre rouge" de Mao. Le voilà hébergé dans un appartement, salle de bain comprise. Angoisse : "Lorsque tu plonges dans un bain chaud, tu ne sais pas si tu pourras retourner sur le trottoir". Malaise, encore, lors d'une soirée où le nouveau "copain" de la bande dédaigne les charcuteries et autres bons vins offerts à foison : "Je garde un franc pour la douche, c'est tout ce que j'avais", balance-t-il ensuite à l'un des militants qui le raccompagne. Stupéfaction. "Tu as pensé que c'était payant ? Comme au restaurant ? Tu n'as jamais été invité à une fête ?... Il va falloir tout te réapprendre".
La suite du récit est davantage balisée : Pierre Overney, Bruay-en-Artois, Munich... Le compagnon de route de la Gauche prolétarienne devient un "compagnon de doutes". À peine dépoussiérée de l'âge ingrat, cette lucidité si bien ordonnée laisse songeur, même si elle trouve un prolongement quasi-naturel avec l'entrée à Libération. On est d'autant plus sensible à ce qui "s'échappe" du programme: un post-scriptum cinglant - dont l'auteur a le secret - sur les destins des personnages. Autre frisson, ce mot qui surgit vers la fin du livre, Belfast, faisant écho à la fois au surnom de l'adolescent, Kells (référence à un célèbre manuscrit enluminé irlandais du IXᵉ siècle...), et à ce qui sera la matrice de ses romans les plus connus. Jolie boucle.
Le Livre de Kells, Sorj Chalandon (Grasset)