La Désinvolture est une bien belle chose
Une jeune femme qui se jette par la fenêtre d'un hôtel, une bande de désœuvrés dans le Paris des années 50, un tour de France par les bords... Philippe Jaenada explore les aléas de la désinvolture avec tendresse, émotion et fantaisie.
Les perdus, les décalés et autres "déraillés" de la vie ont toujours trouvé sous la plume de Philippe Jaenada leur meilleur porte-parole. D'abord parce qu'il a une sensibilité en or et qu'elle se ressent à la moindre parenthèse, sa marque de fabrique. Ensuite parce qu'il ne renonce jamais au brin de fantaisie (des broussailles entières, chez lui...) qui rend paradoxalement ses récits encore plus poignants. Et puis il y a la force de propulsion de ses obsessions... Voilà un auteur qui semble hanté jusqu'au vertige par ses personnages, même s'ils émergent d'une autre époque. Il en est tout chamboulé, jusque dans sa vie quotidienne et ses états d'âme du moment.
Après Pauline Dubuisson, autre "petite femelle" au destin de fantôme: Jacqueline Harispe, alias Kaki, jeune beauté indocile brièvement recrutée comme mannequin chez Dior avant de se jeter à 20 ans par la fenêtre d'un hôtel miteux, près du cimetière Montparnasse, à l'aube d'une fin de novembre 1953. Une fille presque nue qui tombe quasiment du ciel, ça le travaille sérieusement, Jaenada. Surtout quand il découvre la bande de jeunes gens avec lesquels elle traînait: les Moineaux, du nom d'un petit café de la rive gauche également fréquenté par le théoricien de "La Société du spectacle", Guy Debord, vraie fausse porte d'entrée de cette odyssée. Rien à voir avec la faune existentialiste qui vivote au même moment à quelques centaines de mètres de là. Les Moineaux ne se la jouent pas, ils n'ont aucun look particulier, aucune attitude étudiée.
Sauf qu'ils avaient dix ans sous l'Occupation, que les filles sont toutes passées par des maisons de correction et que derrière leur regard qu'un photographe va immortaliser dans un livre de référence, une amertume passe comme une ombre, rompant autant avec la désinvolture apparente qu'avec une quelconque Dolce Vita. De là à peindre Kaki comme une désaxée, ainsi que l'ont fait les journaux de l'époque après son suicide... Jaenada a plutôt retenu pour la couverture de son livre le sourire léger d'une jeune femme adossée à un coin de balustrade et regardant droit devant elle. C'est vrai qu'on lui a volé son enfance. Le père a notamment participé à la sinistre épopée de La Cagoule, un groupe terroriste fasciste des années trente. Il a fini en prison, à Fresnes, où sa fille l'a momentanément rejoint pour une broutille. Kaki en ressort endurcie, mais elle ne va pourtant pas si mal que ça avant sa mort. Elle a une môme, elle est moins torturée par le besoin d'héroïne malgré le couple qu'elle forme avec un junkie, Boris, un bel Américain d'origine yougoslave fan de jazz et sincèrement amoureux d'elle. "Après Kaki, son cœur s'est arrêté ", témoignera plus tard l'une de ses proches.
Mais voilà que le Boris en question veut repartir à New-York... Il décrochera un petit rôle, par la suite, dans le film Mickey One, aux côtés de Warren Beatty, tout en étant mêlé à l'épisode de la Baie des Cochons à Cuba. Ces destins de traviole, les Moineaux en regorgent. Sarah Abouaf, par exemple, dont les parents sont morts en déportation et qui épousera un malfrat, ou encore le jeune homme au physique d'ourson, Fred, dont l'auteur retrouve la trace dans un reportage de l'ORTF en 1965 où il apparaît complètement désespéré, incapable de s'intégrer dans "le système"... jusqu'à devenir le père de Anne Hommel, la redoutable conseillère com' de Dominique Strauss-Kahn au moment du Sofitel. On hallucine de toutes ces coïncidences et autres sortilèges d'archives. Et puis Philippe Jaenada sait les mettre en forme..Il parvient surtout à ne jamais s'emmêler et nous perdre dans tous les fils d'Ariane qu'il déroule.
Cette mise en forme est aussi une mise en contraste. Puisque les Moineaux sont claquemurés dans leur minuscule troquet de Saint-Germain-des-Près, Jaenada va au contraire prendre le large. Au volant d'une Ford Kuga, et avec un GPS qu'il a prénommé Gladys, il effectue un tour de France par les bords -océans, montagnes, frontières...-, de Dunkerque à Sedan, en passant par la Bretagne, les Pyrénées, Toulon et Évian. À chaque étape, et sans jamais perdre de vue l'enquête qu'il poursuit via Internet le soir à l'hôtel, il respire l'ambiance dans d'autres bistrots faisant écho à celui des Moineaux. "Les bars n'appartiennent pas à la ville dans laquelle ils se trouvent, ils sont un espace à part, ni public, ni privé, une zone en dehors du monde normal (comme les zones internationales dans les aéroports - en mieux "). Une autre France défile sous ses yeux. Elle n'est pas forcément à feu et à sang comme sur les écrans de CNEWS. "Les gens font comme ils peuvent, encaissent, contrôlent calmement, sourient, vivent "...
La flânerie est aussi rythmée de moments croquignolesques qui rappellent un peu les épisodes hypocondriaques de Au printemps des monstres: Jaenada interdit de grande roue, Jaenada surpris par un carnaval médiéval en plein Sedan... En bon amateur de whisky, il écarquille pareillement les yeux lorsqu'il voit la génération des 20-30 ans se ruer sur des chocolats chauds. Des souvenirs personnels se mêlent aussi à ses études de caractères. "Je barbote à l'intérieur de moi-même, ça fait des remous, c'est normal "... Et la désinvolture dans tout ça ? "Est désinvolte (j’ai regardé le Littré), celui qui n’est pas 'enveloppé'(oui, oh, ça va, c’est pas drôle), qui est 'dégagé' "... Ainsi notre Socrate des temps modernes ("Connais-toi toi-même ") rend-il justice à une jeune femme née sous la 3e République en incrustant sa vie et sa "chute" dans son propre "process" intime et littéraire, projetant dans le même mouvement son souvenir jusqu'à nous, et parmi nous.. Le procédé n'a rien de désinvolte.
La désinvolture est une bien belle chose, Philippe Jaenada (Editions Mialet-Barrault). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 26 septembre, sur TSFJAZZ (13h30)