Direct
FIDDLER ON THE ROOF
CANNONBALL ADDERLEY / CHARLES LLOYD

When You're Strange

Le lundi 14 juin 2010, par Laurent Sapir

Il a d'abord idolâtré Elvis Presley avant de n'avoir d'ouïes que pour Frank Sinatra... Le Rimbaud des Doors, Jim Morisson, voulait chanter crooner, mais il ajoutait, "crooner malade"... Le prodigieux documentaire que Tom DiCillo, ancien chef opérateur de Jim Jarmusch, vient de consacrer au plus incandescent des groupes californiens (ex aequo avec les Beach Boys) regorge de ce type d'anecdotes qui éclairent encore d'avantage la généalogie jazzistique des Doors.

À l'époque, déjà, on entend dans une interview le batteur du groupe, John Densmore, revendiquer dans sa musique ce mélange entre jazz et rock... C'est une plaisanterie, quoique... John Densmore lui-même ne jure que par Elvin Jones. A la guitare, Robby Krieger amène sa sensibilité flamenco tandis qu'à l'orgue et au piano électrique l'intello de l'équipe, Ray Manzarek,va faire rimer synchro et impro en convoquant ses racines bluesy.

Quand leur leader est HS à force de céder aux démons qui ne l'ont guère lâché durant sa brève existence, ce sont ses trois accompagnateurs qui font chorus, comme dans un concert de jazz, et c'est Manzarek qui, interpellé par un journaliste lui demandant s'il veut être aimé du public,  donne encore une fois cette réponse furieusement jazz: "On veut simplement que le public nous écoute et qu'il donne une chance à notre musique"... C'était sans compter sur le "crooner malade"... Jim Morrison étant ce qu'il est, le public vient voir les Doors pour toutes les raisons du monde sauf pour leur musique.

C'est cette descente aux enfers que la voix de Johnny Depp relate dans le documentaire de Tom DiCillo, avec en appui des images d'archives à profusion... Rapidement dévoré par la drogue, l'alcool et un égocentrisme surnaturel, le Roi Lézard, alias Jimbo, alias "Mojo is Risin' (anagramme de son nom) multiplie les provocations qui vont faire sa légende. Elles ont de quoi proliférer, ces provocations... Servi par son physique, Jim Morrison érotise tous ses gestes, tous ses effets, puisant dans le chaudron américain de la fin des années 60 une rage et un lyrisme qui en font l'emblème d'une génération alors même que le personnage n'a pas une conscience politique des plus claires.

Elles ont pourtant du sens, aujourd'hui, ces chansons des Doors lorsque Tom DiCillo les mixe avec les images du VietNam, l'élection de Nixon, ou encore les unes des journaux annonçant les fins tragiques de Martin Luther King, Bob Kennedy, Sharon Tate, Janis Jopin, Jimi Hendrix... Avant que Jim Morrison ne vienne ajouter son nom à cette liste, il tourne un film expérimental : "HWY: An American Pastoral". Plusieurs extraits de ce road psyché tourné en plein désert californien viennent rythmer "When You're Strange". On y découvre un Jim Morrison barbu, un peu balourd, pris en autostop avant de se baigner dans une oasis avec des hippies.

Il y a quelque chose d'apaisé dans ces images, à contrario de la frénésie dans laquelle s'est engouffré le leader des Doors... Il y a soudain l'intégrité de la rock star qui saute aux yeux, qui permet de comprendre pourquoi il refusait, par exemple, que ses chansons soient reprises dans les pubs télé... Le réalisateur pousse encore plus loin ce décalage en faisant entendre, alors que Morrison est en bagnole, le flash autoradio qui annonce sa mort, à Paris, le 3 juillet 1971... On l'aura compris : avec "When You're Strange", on est aux antipodes du gros biopic indigeste qu'Oliver Stone avait signé il y a une dizaine d'années...  Au bonheur que procure tout revival s'ajoute ici la puissance formelle, l'inventivité permanente et la maitrise narrative d'un documentaire qui vous emporte avec autant de force que la fiction la plus haletante...

"When You're Strange", de Tom DiCillo (le film est sorti en salles le 9 juin)

Partager l'article
Les dernières actus du Jazz blog