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THE GENTLEMAN IS A DOPE
BLOSSOM DEARIE

The Rest is noise

Le dimanche 09 mai 2010, par Laurent Sapir

Quand Igor Stravinsky, dont le Sacre du Printemps avait été taxé de "musique nègre" par Claude Debussy, débarque au Birdland de New York en 1951, Charlie Parker glisse immédiatement le thème de l'Oiseau de Feu dans le qu'il joue ce soir-là, Koko. Miles Davis, lui,  joue le dos tourné, comme l'avait fait dans une vie antérieure le volcanique Arnold Schoenberg... Etonnante similitude, enfin, entre le début de la 5ème symphonie de Jean Sibélius et l'intro de John Coltrane dans Love Supreme...

Ce sont toutes ces petites notations, entre autres, qui rendent absolument passionnante, deux ans après sa parution aux Etats-Unis,  la traduction chez Actes Sud,  de  "The Rest is noise", récit alerte et joyeusement aéré de la grande aventure de la musique moderne au 20e siècle... Son auteur, Alex Ross, critique musical au New Yorker, a donné chair et sang à des personnages de musée :  Mahler, Bartok, Chostakovitch, John Cage... Les voilà éjectés des fiches de "Questions pour un champion", tous ces grands noms, pour devenir des enragés de leur temps, des artistes bouillonnants ou torturés, "killers" ou charmeurs, et au final bigrement humains, pour le meilleur et pour le pire.

A l'image de l'auteur de ce blog, les plus incultes en répertoire classique ne seront nullement effarouchés par le choc des avant-gardes qui prolifèrent sur tout un siècle, car derrière les mots savants -atonalité, dodécaphonisme, musique sérielle, minimalisme- Alex Ross a surtout à coeur de retracer, presque sur le mode du thriller, la manière dont tous ces grands musiciens ont été influencés par les événements politiques de leur temps...

Cela commence avec la probable présence du jeune Hitler à la première de Salomé, de Richard Strauss, en 1906... On découvre ensuite comment la guerre 14/18 fut le théâtre d'une haine farouche entre les tenants de la grande musique allemande, abstraite et hégémonique, et les explorateurs de musiques plus "réelles" (Ravel, Janacek), notamment par leur ancrage dans le folklore populaire... Il y a aussi ce chapitre absolument terrifiant où Staline joue les arbitres entre Prokofiev et Chostakovitch, cette fin tragi-comique du fascinant et fascisant Anton Webern, tué par erreur par un soldat américain en Autriche, en 1945.

On trouvera également un panorama stimulant sur les rêves du New Deal, quand Roosevelt tablait sur une musique pour tous (premières portes ouvertes à l'opéra de Boston en 1935), avant que certaines de ses figures les plus en vues, Aaron Copland en tête, ne soient rattrapées par la chasse aux sorcières au début des années 50, alors qu'au même moment la CIA, pour contrer la domination des Soviétiques sur le monde intellectuel, allait jusqu'à financer les furies radicales des Boulez et autres  Stockhausen réunis au sein de la fameuse école de Ramstadt...

Comment rester, dés lors, dans sa tour d'ivoire, ainsi que l'ont rêvé une légion de grands musiciens qui se voulaient imperméables aux nouveaux styles de musique populaire ? Dés les années 20, le groupe des Six (Poulenc, Darius Milhaud...) se laisse envoûter par le swing naissant, non sans porter sur le jazz le regard condescendant que l'on porte sur une "musique de sauvages"... L'engouement sera d'ailleurs de courte durée... Gershwin tente lui aussi, à sa manière, la fusion entre musique savante et musique populaire, mais il trébuche sur le mépris dont il est l'objet. Contrairement aux promesses d'Antonin Dvorak dans sa "Symphonie du Nouveau-monde", il n'y aura pas de Beethoven noir aux Etats-Unis, cette patrie des "hommes invisibles" privée de figure tutélaire et où un Varèse peut se permettre de décréter que "le jazz n'est pas l'Amérique mais plutôt un produit nègre exploité par les Juifs" !

Quel trait d'union a-t-il manqué, finalement, pour que s'opère une véritable jonction entre tous ces styles de musique ? Pourquoi Duke Ellington, auquel Alex Ross consacre des pages admirables, refusait-il qu'on le considère comme un musicien classique ? Comment le Steve Reich qui s'abreuve à Coltrane, la nuit, en club, peut-il s'adonner, le jour, à de toutes autres mixtures sonores ? Les Beatles écoutent Stockausen, la chanteuse Bjork n'ignore rien des mystères de l'orgue sacré chez Olivier Missiaen, et le fossé, en même temps, ne va cesser de se creuser entre les "grands maîtres" et les nouvelles icônes de l'entertainment... Ce n'est pas un hasard si c'est un Américain qui soulève ce type de problématiques... Le  fait qu’il soit Américain, avec ce regard parfois très ironique sur les avatars d’un certain européanisme musical, est déjà une réponse aux questions qu’il pose…

“The Rest is noise : à l’écoute du XXe siècle”, d’Alex Ross (Actes Sud)… Laurent Slaars, le traducteur de l’ouvrage, sera l’invité des Jeudis du Duc sur TSFJAZZ le jeudi 20 mai, de 19h à 20h, avec à ses côtés le chroniqueur et romancier Benoit Duteurtre, le pianiste de jazz Laurent De Wilde et notre Pierre Bouteiller national…

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