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SERGIO MENDES

The House that Jack Built

Le dimanche 14 octobre 2018, par Laurent Sapir

Il y a bien quelque chose de pourri au royaume du Danemark, martèlent déjà les détracteurs de Lars Von Trier. Les fans de l'infernal Danois invoqueront plutôt une autre citation de Shakespeare, celle où il résume nos vie à "une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien". Lars le terrible, c'est vrai, n'a jamais autant fait l'idiot et il va ici très loin dans le bruit et la fureur, même sous couvert d'humour noir. Sur le "no signifiant", en revanche, on a le droit de se démarquer de la citation shakespearienne.

En route vers l'enfer où l'accompagne un guide sourcilleux auquel Bruno Ganz prête son inquiétante douceur, Jack converse sur ses méfaits de serial killer: cinq "incidents", l'euphémisme étant ici érigé en règle d'art, cinq vies abrégées tel un work-in-progress de l'immonde dont l'orchestrateur n'apparaît pas vraiment sous son meilleur jour. Il a beau se faire appeler "Mr Sophistication", le voilà qui se fait dominer comme un bleu par sa première victime (Uma Thurman) avant qu'il ne la tue avec un vulgaire cric.

Le second meurtre n'est guère plus "artistique". A voir Jack revenir plusieurs fois sur les lieux de son crime pour s'assurer qu'il n'a laissé aucune trace de sang, Hannibal Lecter doit se retourner dans sa tombe. Jack essaie aussi de se construire une maison, mais de ses propres damnations il est bien l'architecte raté. Les "matériaux" (le terme sert aussi à désigner ses victimes) résistent, ou alors il faudrait ériger une maison de cadavres, façon Jérôme Bosch. A un moment, Jack ne parvient même plus à faire le point, et pas seulement photographiquement, sur ses ultimes cibles alors qu'il pensait avoir atteint le stade suprême du raffinement criminel.

Lars Von Trier se débat comme un beau diable, c'est le cas de le dire, avec un tel personnage. Endosse-t-il vraiment le discours fumeux de Jack sur le meurtre vu comme une transgression artistique (Glenn Gould revient comme un leitmotiv) et sur le génie intrinsèque à certaines formes de barbarie (les sirènes des "stukas" allemands) ? Ou alors prend-il plutôt le parti du vieux sage moqueur et vaguement dégoûté joué par Bruno Ganz ? Le profil de ce dernier, à vrai dire, n'est pas sans rappeler le vrai-faux candide de Nymphomaniac devant qui Charlotte Gainsbourg allait à confesse.

Le quatrième "incident" donne peut-être la clé du film. Avant de transformer les seins de sa victime en chair à pâté (le mouvement #MeToo va adorer...), Jack l'invite à donner l'alerte en criant. Il sort même dans la rue avec elle pour se dénoncer, sauf que le policier en patrouille ce soir là reste de marbre. Plutôt que de fustiger nos barbaries, Lars Von Trier insiste sur l'aveuglement collectif qui les entoure. Comme dans Nymphomaniac, ses prédateurs sont d'abord des déviants au sein d'un corps social gluant, moutonnier et mortifère.

Ils ont aussi leur propre "rosebud": le tronc dénudé d'un arbre dans Nymphomaniac, des paysans fauchant un champ de blé dans The House that Jack Built... En Satan à visage sinistrement humain hanté par la grande faucheuse, l'ex-rebelle de Rusty James, Matt Dillon, confirme la justesse de ses choix malgré une carrière à éclipses. Bien avant l'épilogue aux allures de cathédrale luciférienne, sa performance propulse le film vers des sommets d'intensité dont le roulis sardonique hante l'esprit longtemps après la projection.

The House that Jack Built, Lars Von Trier (Sortie en salles ce 17 octobre). Coup de projecteur, le même jour, sur TSFJAZZ (13h30) avec Stéphane Delorme, le rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma.

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