Direct
GOODNIGHT
MELODY GARDOT

Robespierre, l'homme qui nous divise le plus

Le vendredi 16 novembre 2018, par Laurent Sapir
De quels affrontements politiques contemporains Robespierre est-il le nom ? Magistrale réponse de Marcel Gauchet au gré d'un portrait vivifiant de L'Incorruptible, à rebours de ses légendes rouges ou noires...
 
"Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner, laissez aux individus, aux familles, le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui. En un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique"... Mais qui peut bien signer une telle philippique? Alexis de Tocqueville? Adam Smith ? Alain Minc ? Non, Maximilien Robespierre. En juin 1793, qui plus est, alors même que l'ex-avocat d'Arras bataille à l'ombre de la guillotine et non plus sur le seul autel de la Déclaration des Droits de l'Homme.
 
Ce caractère éminemment libéral dans la psyché de L'Incorruptible ne manquera pas de surprendre. Plus étonnant encore, le profil de son défenseur, le si vénérable Marcel Gauchet, autrefois bercé de paradigmes anti-totalitaires jusqu'à être taxé par certains de "néoréac". Drôle de CV au regard d'un Robespierre aussi vivifiant. L'auteur, à vrai dire, n'apporte pas seulement une touche mainstream à tous les récents travaux (ceux d'un Jean-Clément Martin, par exemple...) qui ont tordu le cou à la légende noire du "monstre sanguinaire".
 
De ce parcours si tumultueux, il montre aussi les enjeux dans la période qui nous occupe. L'esprit dialectique est plus qu'au rendez-vous, même si le sujet de l'ouvrage en a singulièrement manqué: complotisme, idéalisation du peuple, mise en scène de soi doublée d'un "exhibitionnisme victimaire"... Marcel Gauchet, qui n'a pas le regard seulement rivé sur 1789, requiert souvent durement contre celui dont il loue paradoxalement le désintéressement absolu. Son Maximilien, de fait, n'a rien d'un démagogue ordinaire. Des fidèles, mais pas de troupes. De telle sorte "que ce singulier dictateur était complètement inconscient d'en être un et s'indignait même que l'on puisse le tenir comme tel".
 
Il n'est guère dépourvu, en revanche, d'esprit visionnaire. N'ayant de cesse "d'instruire la Révolution de ce qu'elle est" et en donnant "la marche chaotique à comprendre à ses acteurs", Robespierre tient tête à la "prétendue Gironde" dont l'auteur stigmatise la "naïveté pathétique". Les Montagnards se montreront d'avantage à la hauteur des circonstances. "Le fait est qu'ils ont sauvé la République de l'invasion étrangère et de la dislocation interne, même s'ils ne l'ont sauvée que pour se montrer incapables de la faire fonctionner."
 
Ce sera la fièvre finale. L'Incorruptible s'isole. Son hostilité à la déchristianisation, sa faible proactivité quand ses adversaires paraissent enfin avoir la main et son légalisme jusque dans les soubresauts de sa chute s'achèvent sur la case Thermidor. Imaginons qu'il s'en soit sorti, observe cependant Marcel Gauchet, l'échéance n'eut-elle pas été simplement reculée ? Ce "réservoir des factieux" qui ne cessait de le hanter n'était-il pas un puits sans fond à partir du moment où il échouait à traduire ses idéaux dans une forme de gouvernement durable et efficace?
 
Au terme de ce "Je t'aime moi non plus" avec une figure aussi clivante, l'auteur s'inscrit en faux contre François Furet: non, la Révolution française n'est pas terminée. Car si les droits de l'homme n'ont pas livré à l'époque de Robespierre la formule de pouvoir capable de les exprimer, si le mirage d'un peuple vertueux s'est dissipé au profit d'une communauté de gens "diversement contradictoires et oscillants", et si l'apaisement n'est survenu après coup qu'en "logeant la République dans l'Etat bâti par des pouvoirs autoritaires" dont elle s'est appropriée les rouages, la source des idéaux révolutionnaires, surtout en ces temps de mondialisation banalisée, ne s'est pas tarie. En vrai faux apôtre du "en même temps", Marcel Gauchet possède autant de bagage que de malice pour se réapproprier celui qui a le plus densément incarné cet "éclat fondateur" tout en s'efforçant d'en dompter l'héritage.
 
Robespierre, l'homme qui nous divise le plus, Marcel Gauchet (Gallimard)
 
Partager l'article

Le Robespierre de Marcel Gauchet

Les dernières actus du Jazz blog