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Robbe-Grillet. L'aventure du Nouveau Roman

Le mercredi 21 septembre 2022, par Laurent Sapir
Disparu des radars, Alain Robbe-Grillet, qui aurait eu 100 ans cette année, a pourtant dominé pendant des années le champ intellectuel à travers l'odyssée du Nouveau Roman. Benoît Peeters lui consacre une biographie fascinante.

C'est le quartier de tomate le plus célèbre de la littérature française. Sa description chirurgicale ("La chair périphérique, compacte et homogène, d'un beau rouge de chimie...") occupe une quinzaine de lignes dans Les Gommes  (1953), le roman fondateur d'Alain-Robbe Grillet. Triomphe d'une littérature "objective " en rupture avec la psychologie balzacienne, s'enthousiasme alors Roland Barthes. Le compliment semble réjouir le futur "Pape du Nouveau Roman ", comme Bernard Pivot aimait à le présenter dans Apostrophes, même si l'essayiste passe peut-être à côté de l'essentiel: c'est la tomate qui compte, ici, ou le regard quasi-obsessionnel qui lui est porté ?

La suite de l'œuvre le confirme. Tout est obsession chez Alain Robbe-Grillet, jusqu'à recouvrir son apparente neutralité stylistique et le vernis austère qui l'accompagne d'une étrangeté vertigineuse qui irrigue autant ses livres que ses films, à commencer par l'inénarrable L'Année dernière à Marienbad scénarisé pour Alain Resnais. Ces "obsessions singulières ", comme l'écrit Benoît Peeters dans une biographie aussi fascinante que celle qu'il consacra à Jacques Derrida en 2010, font rimer écriture et aventure, mais elles séparent en même temps Robbe-Grillet de ses contemporains. Le comble, pour celui qui contribua tant à faire du Nouveau Roman une odyssée collective aux côtés de son alter ego des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon

Entre l'ego et la bande, problématique qu'avait déjà brillamment cernée Christophe Honoré dans sa pièce, Nouveau Roman, le cas Robbe Grillet prend dès lors l'allure d'un sacré labyrinthe. Voilà donc un ingénieur-agronome (comme Houellebecq) qui se jette tête perdue dans la littérature, un jeune pétainiste qui finit par signer en pleine Guerre d'Algérie le Manifeste des 121 prônant l'insoumission et à qui une certaine Angela Davis consacrera une thèse, une star des lettres théorisant à la hache mais dont l'évolution romanesque emprunte d'infinis déliés. Robbe-Grillet est à la fois grandiloquent et généreux, médiatique et secret, aimant s'isoler mais sans jamais se départir d'une certaine joie de vivre.

On pourrait retourner le Rubik's Cube dans tous les sens, cet écrivain reste une énigme. Une haute idée de sa personne semble autant l'animer que le goût de l'autodérision. Il court après la reconnaissance, le Nobel de préférence (raté, c'est une autre figure du Nouveau Roman, le bien plus discret Claude Simon, qui décroche le jackpot suédois...), mais lorsqu'il est élu à l'Académie Française, il refuse à la fois l'habit vert et l'épée, sans même parler du discours qui doit être soumis au préalable à un comité d'académiciens. "Être élu l'avait amusé, être reçu ne l'amusait plus ", écrira son épouse, Catherine Robbe-Grillet.

Leur rencontre fait aussi partie de la légende. Mêmes versants sexuels option Histoire d'O, avec cependant quelques coups de fouet inopinés, notamment lorsqu'à la faveur d'un voyage de noces, la jeune mariée constate l'impuissance de son mari. Qu'importe, entre exhibitionnisme et fantasmagorie, le compagnonnage amoureux et littéraire survit à tout, y compris quand l'écrivain tombe raide dingue de Catherine Jourdan, une véritable bombe à la Jean Seberg qui rend un peu plus charnelle l'érotomanie éthérée et un peu ridicule de plusieurs de ses films. De fait, à force d'être drôle, le voilà irrémédiablement touchant, à l'instar de cet épisode saugrenu où il analyse ses propres spermatozoïdes au microscope pour soi-disant y découvrir des anomalies le vaccinant contre toute idée de devenir père...

Et quand Sollers l'écrase de son mépris chez Pivot, c'est encore une fois Robbe-Grillet qui capte l'attention par son embarras apparent, et peut-être aussi par une sorte de conscience qu'il est au dessus de tout cela, au dessus des livres qui ne se vendent pas, du passé politique qui ne passe pas, de ces amitiés qui deviennent si facilement des brouilles, de cette sexualité hors-cadre... On comprend pourquoi il a aimé La Nausée de Sartre, partageant et dépassant à la fois le malaise de son héros face à la "contingence agressive et poisseuse des choses " pour devenir cet intellectuel à visage humain disparu en 2008 et dont l'aura pimenterait encore si brillamment aujourd'hui l'espace morne et abêtissant du débat public.

Alain Robbe-Grillet. L'Aventure du Nouveau Roman, Benoît Peeters (Flammarion). Coup de projecteur avec l'auteur sur TSFJAZZ ce jeudi 22 septembre (13h30)

 

 

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