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MICHEL PETRUCCIANI

Derrida

Le jeudi 21 octobre 2010, par Laurent Sapir

Jazz à la Villette, 1er juillet 1997... Sans même le présenter au public, croyant qu'il est aussi connu en France qu'aux Etats-Unis, Ornette Coleman invite Jacques Derrida à monter sur scène pour lire un texte jazzé que le philosophe a écrit à la gloire du saxophoniste: "Qu'est ce qui arrive ? What's Happening ? What's going to happen, Ornette, now, right now ?"... Les mots swinguent, le père du Free Jazz surfe dessus, mais le texte est long, trop long, comme toujours chez Derrida, et une partie du public se met à siffler, sans même laisser au théoricien de la déconstruction le temps de finir sa lecture...

L'épisode n'occupe que deux pages sur les 660 que Benoît Peeters consacre au penseur français le plus traduit à l'étranger mais elles suffisent, ces deux pages, à dessiner le portrait du philosophe en athlète, ou alors le portrait du philosophe en artiste,  ou encore le portrait du philosophe en homme, avec toute la fragilité qui va avec... L'athlète qui a tenté de se mesurer à Ornette  jouait déjà du muscle dans son Algérie natale. A cette époque, on l'appelle Jackie et pas encore Jacques Derrida... J

ackie, le petit Juif à tête d'arabe qui ne jure que par le foot avant de se faire sanctionner hors-jeu par les années sombres: déchéance de la nationalité, exclusion du lycée à l'ombre de Vichy... Est-ce la quête de revanche qui va forger cette vocation au pugilat permanent ? Dans la scène intellectuelle des années 60, 70 et 80, Jacques Derrida est toujours comme dans un ring ainsi qu'en témoigne l'impressionnante série de polémiques avec les Foucault, Bourdieu, Lacan et autres champions du magistère intellectuel... On ne sait pas trop finalement s'il a donné plus de coups qu'il n'en a reçus, mais force est d'avouer qu'avec un tel tempérament de bagarreur, la philosophie (comme la sociologie paraît-il) était plus que jamais un sport de combat.

Le parcours de Jacques Derrida dit en même temps autre chose: ce philosophe là que la sacro-sainte institution universitaire ne ménageait guère se pensait aussi comme une sorte d'artiste allergique à tout ce qui pouvait enfermer la philosophie dans une tour d'ivoire. Il le dira, au détour d'une performance, à son futur poète de fils: "au fond, on fait la  même chose, toi et moi"... Ainsi se voulait-il le sideman textuel d'Ornette, ce soir là à la Villette...

Et comment ne pas voir, encore une fois, l'artiste à l'oeuvre dans cette prose avec laquelle il enrobe ses écrits les plus opaques... Quand Derrida s'exprime dans une conférence, il est toujours en live, comme un jazzman en club, comme Hamlet dans Shakespeare, adaptant sa logorrhée à son auditoire, la mettant en scène sans rien sacrifier de ses rigueurs... Avec parfois aussi la hantise de la page blanche, la peur de ne pas arriver à boucler un livre, l'obsession de la concurrence ou encore la psychose du ratage, en souvenir de ces maudits examens de l'époque Normale Sup... L'athlète, l'artiste... L'homme...  Avec Ornette, en fin de compte, c'est le "mal-entendu" qui fait le plus mal, quand par ailleurs Jacques Derrida cultive des amitiés extraordinaires de densité avec des gens comme Louis Althusser ou Jean GenetBenoît Peeters à vrai dire ne raconte rien d'autre -et c'est toute la grandeur de son travail qui s'en trouve magnifiée- que l'humanité chauffante puis sereine de Jacques Derrida avant que le cancer ne l'emporte en 2004...

C'est en homme et non pas en philosophe que Derrida subit de plein fouet son séjour dans une prison pragoise, en décembre 1981, lorsque les autorités tchèques le font passer pour un trafiquant de drogue alors qu'il était venu prêter main forte à des dissidents... C'est aussi en homme qu'il réagit quand, au détour d'une campagne électorale prolongée en affrontements politiques au sein de la gauche, sa vie privée est exhibée, et notamment sa belle histoire avec Sylviane Agacinski devenue la compagne puis l'épouse de Lionel Jospin... Terribles pièges que ceux qui prétendent "déconstruire" le philosophe de la "déconstruction"...

L'appareil théorique de Derrida s'en trouve-t-il d'avantage clarifié au terme de cette biographie gorgée de tact et de tendresse? Disons que le philosophe en ressort plus éclairé que clarifié, et c'est bien là l'essentiel. Eclairé dans son contexte mais aussi dans la "lumière" et la chaleur de ses  beaux combats de fin de vie lorsque, plus apaisé qu'auparavant, Derrida s'engage contre l'Apartheid et la guerre en Irak, pour les sans-papiers, ou encore pour la paix au Proche-Orient... "Jacques Derrida, vous redonnez densité aux mots les plus forts et les plus simples de l'Humanité", dira à son attention Dominique de Villepin, avant de définir la déconstruction comme la volonté de"défaire sans jamais détruire pour aller plus loin"... De quoi dissiper toute dissonance, enfin, contrairement à un certain soir de juillet à la Villette...

"Derrida", par Benoît Peeters (Editions Flammarion) Coup de projecteur avec l'auteur, qui a également publié chez le même éditeur ses carnets de biographe "Trois ans avec Derrida", le jeudi 28 octobre, sur TSFJAZZ à 8h30, 11h30 et 16h30

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