Jeudi 13 février 2025 par Laurent Sapir

Quatre Nuits d'un rêveur

Paris depuis le Pont-Neuf, des bateaux-mouches qui remontent la Seine, des rêves que l'on rêve à deux... Un film de Robert Bresson tout en poésie nocturne et en rythmes bossa ressort sur nos écrans grâce à MK2 et Carlotta Films... 


 

Si méconnu soit-il dans la filmographie de Robert Bresson, Quatre nuits d'un rêveur en synthétise pourtant toute la quintessence à travers son ambiance irréelle, sa mélancolie faussement désincarnée et ses interprètes envisagés d'abord comme des "modèles". Surtout pas de jeu dans les gestes ou les paroles. Seule compte leur "voix intérieure", loin de toute mimique ou réalisme figuratif. Ainsi était sorti des limbes, en l'an 1971, ce si beau songe d'une nuit d'hiver enrobé d'amours déçus, de bateaux-mouches et de musique brésilienne.

S'inspirant de Dostoïevski (comme dans Une femme douce magnifiée trois ans plus tôt par Dominique Sanda...), le réalisateur de Pickpocket transpose dans le Paris du début des années 1970 la rencontre entre un peintre idéaliste et une jeune femme inconnue prête à se jeter à l'eau du haut du Pont-Neuf. Il l'en empêche, elle lui donne rendez-vous la nuit suivante, mais la grande histoire d'amour à laquelle ces deux-là aspirent semble se heurter à plusieurs obstacles: elle pense encore trop à son ex-amant, un locataire dont elle s'est éprise rien qu'en imaginant sa présence dans une chambre à côté de la sienne. Son compagnon d'un soir n'est guère plus fonceur avec son romantisme d'un autre âge, sa manière de suivre des femmes sans oser les aborder et son dictaphone auquel il confie ses fantasmes.

Chacun fait-il en réalité semblant d'aimer l'autre ? L'hypothèse pourrait diluer l'intérêt du récit s'il n'était pas porté dans le même élan par des envoûtements plus tangibles. L'actrice principale, tout d'abord, la mythique Isabelle Weingarten qui jouait Gilberte, la petite amie de Jean-Pierre Léaud au début du non moins mythique La Maman et la Putain de Jean Eustache. Elle partagera plus tard la vie de Wim Wenders et d'Olivier Assayas. Dans Quatre nuits d'un rêveur, cette comédienne disparue en 2020 ("Faible présence, forte aura", écrivait Jacques Mandelbaum dans sa nécrologie pour Le Monde..) mêle intensité et retenue jusqu'à cette scène fabuleuse où Bresson la dénude devant un grand miroir, fragmentant son corps qu'elle paraît redécouvrir à travers des gestes sensuels comme le fait de tourner sa main ou de plier son genou.

Autre accroche foisonnante, le travail d'un chef-opérateur de légende, Pierre Lhomme, dont la restauration entreprise par MK2 et Carlotta Films restitue à la fois le lustre et les détails. Lueurs bleutées, miroitements fluviaux, reflets de lampadaires ou de feux tricolores... Déclinée en mode pointilliste, cette "esthétique de l'évaporation", comme l'observe la critique Léa André-Sarreau pour le magazine Trois Couleurs, transfigure l'espace de la nuit plutôt que de l'annihiler. On est même en pleine assomption lumineuse lorsque les deux vrais-faux amants du Pont-Neuf contemplent un bateau-mouche remontant la Seine.

Plus étonnante encore, la présence dans ce bateau-mouche du quatuor brésilien Batuki emmené par le méconnu Marku Ribas. Un autre de ses thèmes, Musseke, transcendait déjà la fameuse scène dans laquelle Isabelle Weingarten enlève sa chemise de nuit... Bresson sur un air de bossa, ou encore en mode folk de rue à l'image d'une autre séquence du film, voilà bien le sublime tempo d'une jeunesse parisienne dont un cinéaste alors âgé de 70 ans était parvenu, trois ans après Mai 68, à capter le blues à l'âme et les rêves éveillés avant le lever du jour.

Quatre nuits d'un rêveur (1971), Robert Bresson. Reprise en salles le 19 février dans une version restaurée par Carlotta Films. À suivre sur TSFJAZZ, Caviar pour tous, Champagne pour les autres, mardi 18 février, entre 19h et 20h, avec parmi nos invités le réalisateur et journaliste Nicolas Saada.