Quand Marcel Ophuls mettait la France sens dessus-dessous

Tant de projets qui n'ont jamais vu le jour, et en même temps deux curseurs incontournables dans l'art du documentaire, à commencer par "Le Chagrin et la pitié"... Le si génialement disruptif Marcel Ophuls s'en est allé à 97 ans.
Ses colères, sa malice parfois acerbe et surtout sa lucidité inestimable sur un certain passé du pays, jusqu'à présenter un miroir dans lequel la France ne voulait pas se regarder... Marcel Ophuls, le réalisateur du Chagrin et la Pitié, s’est donc éteint dans sa 98e année. C’est en 1969 qu’il signe pour la télévision française cette œuvre phare sur la France de Vichy vue de Clermont-Ferrand. Résultat: une vision décapante éraflant toute une mythologie de la France résistante promue par les gaullistes, et en partie par les communistes. Clermont-Ferrand est un creuset tellement plus foisonnant, un dégradé parfait entre héroïsme, dérobades et compromissions. On y croise autant de résistants que de miliciens, des bourgeois, des commerçants, des paysans...
Plusieurs visages connus, également, à commencer par celui de Pierre Mendès-France face à l'antisémitisme d'État, Maurice Chevalier qui défend après guerre son attitude auprès d'un public américain, ou encore l'ancien champion cycliste Raphaël Géminiani reconverti en bistrotier débonnaire: "Il n’y avait pas tellement d’Allemands en définitive à Clermont "... Le champ visuel étonne tout autant lorsque surgissent Danielle Darrieux et quelques autres au détour d'un fameux voyage à Berlin en 1942. N'était-elle pas l'actrice fétiche de Max Ophuls, le père de Marcel Ophuls, dans des films aussi prestigieux que La Ronde, Le Plaisir et Madame de...?
Trop malin, trop redoutable, trop dérangeant, ce Chagrin et la pitié, même si Woody Allen le cite délicieusement dans Annie Hall. Il faudra attendre 1981 pour que le film passe à la télévision malgré les hauts-le-cœur de l' "homme à la rose" (et à la francisque) à peine installé à l'Elysée. Issue tout aussi pénible pour Simone Veil qui se démena tant qu'elle pouvait en 1969 pour que l'ORTF -elle faisait alors partie de son conseil d'administration-, enterre à jamais ce documentaire si indélicat. Jean-Paul Sartre ne sera curieusement pas plus tendre: "ce film ignore les masses", écrit-il dans La Cause du peuple. Quant au Général de Gaulle, il eut cette phrase définitive: "Les Français n'ont pas besoin de vérité, ils ont besoin d'espoir".
Ainsi Marcel Ophuls aura-t-il bien mérité de la patrie pour avoir mis la France à ce point sens dessus-dessous. Moins orfèvre mais plus disruptif qu'un Claude Lanzmann avec lequel les relations furent parfois aigres-douces, il aura aussi connu les vicissitudes d'un parcours essaimé de projets non aboutis mais d'où émerge un autre film immense, Hôtel Terminus (1988), autour d'un Klaus Barbie à jamais tortionnaire, aussi bien au Fort Montluc qu'à l'ombre des juntes latino-américaines qu'il avait si bien servies après sa fuite.
Comment oublier enfin l'inoubliable rencontre du théâtre Saint-Gervais, à Genève, entre Ophuls et un certain Jean-Luc Godard. Deux voix tremblantes, chacune à leur manière, enfouissant quelques rancœurs plus ou moins justifiées pour mieux manifester leur ouverture à l'autre à travers quelques méditations toujours d'actualité sur le Proche-Orient et sur ce qu'est être juif. Il en avait tant à dire sur le sujet, le natif d'Allemagne devenu Français en 1938 après avoir fui les persécutions, puis Américain après un nouvel exil en 1941 avant de revenir à Paris en 1950. Quel festival, ce dialogue au sommet, à la hauteur bien sûr de JLG mais aussi de son aîné d'un soir, Marcel Ophuls, âme forte et grande conscience désormais manquante.
Marcel Ophuls ( 1er novembre 1927-24 mai 2025)