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Morceaux de chevet par temps de confinement (Part 4)

Le mercredi 01 avril 2020, par Laurent Sapir
On passe du 31e au 40e trésor musical à découvrir ou à redécouvrir en cette période de confinement, à l'ombre de Coltrane, Sinatra, Nancy Wilson, sans oublier d'autres artistes plus contemporains.

31/Charles Lloyd, Forest Flower

Au départ, une mélodie aux accents latins qui swingue de soleil dans l'été précédant le fameux Summer of Love. À l'arrivée, un jazz des grandes prairies (tant pis si ça ne colle pas avec la métaphore forestière du titre...), puisque le quartette qui entre dans l'histoire en septembre 1966 au festival de Monterey s'autorise tous les espaces, toutes les libertés, toutes les tonalités. Ça fulmine, ça se détend... La substance illicite qui semble présider à ses déhanchements est d'une efficacité indéniable. A la flûte et au saxophone, Charles Lloyd explose l'audience traditionnelle du jazz. Au piano, le tout jeune Keith Jarrett sourit pour la première et la dernière fois de sa carrière. Jack DeJohnette aux drums et Cecil McBee à la contrebasse complètent cette dream team. Un jazz de l'insouciance dont on rêverait tous les jours...

32/John Coltrane, Resolution

Après la reconnaissance, la résolution. Dans A Love Supreme, l'album historique de John Coltrane en 1964, ce titre succède à Aknowledgement et il précède Pursuance et Psalm. Réputé pour être le morceau le plus "classique" de cette odyssée spirituelle, c'en est aussi le thème le plus fracassant, à l'instar de l'entrée en scène du saxophoniste après le court solo de basse de Jimmy Garrison. La mise en place de chacun se fait entendre en arrière-plan, jusqu'à cette légendaire partie au piano de McCoy Tyner avec Elvin Jones en appui. Coltrane n'a plus ensuite qu'à plonger dans les entrailles, explorant en soubresauts herculéens les lignes descendantes du thème original. On en ressort incendié et fourbu.

33/Gonzalo Bergara, Nightmare #2

Quand le jazz manouche s'échappe de l'usine à swing... La preuve avec ce Nightmare #2 virtuose du guitariste argentin Gonzalo Bergara extrait de son album Walking Home sorti fin 2012. Un compatriote d'Astor Piazzolla a forcément quelques pions d'avance, certes, pour ensorceler de la sorte les fondamentaux de Django. Surtout avec un morceau d'ouverture aussi haletant dont la coda va devenir le thème principal d'une autre plage plus mélancolique ayant le même titre (Nightmare #1). Un archet de violon fiévreux (Leah Zeger), une guitare électrique surgie des profondeurs, la notion-même de paysage transfigurée par l'originalité et l'architecture des arrangements... Nightmare #2 est une tuerie, il n'y a pas d'autre mot.

34/Benny Goodman, Goodbye

Plusieurs versions coexistent sur la nature du deuil qui venait de frapper l'arrangeur Gordon Jenkins lorsqu'il composa Goodbye. Ce qui est avéré, en revanche, c'est l'art avec lequel Benny Goodman, dans son enregistrement de 1935 sur le label Victor, a expurgé ce morceau de toute sinistrose pour en faire à la fois le thème de fin des émissions de radio de son orchestre et le plus doux des au revoir. Mineure à souhait, la tonalité ne convoque aucune déchirure. Juste une sorte de nostalgie caline dont Woody Allen fera son miel dans la B.O. de Radio Days avant que ce si beau morceau n'illumine au milieu des lacs et des bois Jasmine, l'album des retrouvailles entre Keith Jarrett et Charlie Haden.

35/Ibrahim Maalouf, Beyrut 

Le trauma originel, le souvenir d'une ville sous les bombes. Il avait alors 13 ans, un casque aux oreilles, seul devant une rue-fantôme en guerre. 13 ans, et Led Zeppelin dans le walkman... Ibrahim Maalouf l'a longtemps uniquement interprété sur scène, cette mélodie bouleversante toute en douceur acoustique, trompette recueillie, avant de graver Beirut en 2011 sur Diagnostic, l'album qui l'a propulsé au sommet. Même puissance d'émotion sur disque quand soudain, après sept minutes sur le fil du souvenir, et peut-être un dernier sanglot en quarts de ton, la trompette rue heavy metal dans un lyrisme exacerbé.

36/Yusef Lateef, Love Theme From Spartacus

Quel fossé entre le thème ronflant et sirupeux d'Alex North dans le Spartacus de Stanley Kubrick et la reprise qu'en donne un an plus tard Yusef Lateef dans l'album Eastern Sounds (1961) ! Peu friand de péplums, le soufflant orientalise au hautbois ce Love Theme of Spartacus en préservant l'ancrage du blues grâce au toucher cadencé du pianiste Barry Harris. Fluide et envoûtante à la fois, cette version a vu sa renommée éclipsée par celle de Bill Evans deux ans plus tard. Sa tonalité mélancolique est pourtant bien plus vivace. 

37/Frank Sinatra, It Was A Very Good Year

La fuite du temps, l'automne d'une mélancolie… C'est peut-être la première fois, dans sa vie, que Frankie se regarde dans une glace. En réalité, le morceau a été composé en 1961 par Ervin Drake mais quand The Voice s'en empare, en 1965, dans l'album September of My Years arrangé par Gordon Jenkins, tout le monde est tenté de lui en attribuer la paternité. Comment il l'habite, cette chanson... Comment il la transfigure, surtout, opposant aux sanglots kitchissimes de cordes et de hautbois un timbre aussi suave qu'impérial ainsi que ce demi-sourire ironique qu'une vidéo de l'époque transforme en document exceptionnel.

38/Nancy Wilson & George Shearing, On Green Dolphin Street

Les compagnies masculines, c'était vraiment l'un ses gros points forts. Outre sa fameuse collaboration en 1961 avec Cannonball Adderley, Nancy Wilson bénéficia la même année d'un autre formidable carton d'invitation au sein du quintette du pianiste George Shearing. The Swingin's Mutual, l'album qui les réunira sur le label Capitol, comporte notamment cette version bondissante de On Green A Dolphin Street dans laquelle le son de vibraphone du Canadien Warren Chiasson est aussi peu éthéré que le toucher si fluide de Shearing. Bel écrin pour le swing mutin de Nancy Wilson, surtout au gré d'un standard aussi entraînant.

39/Ahmad Jamal, Poinciana

C'est vrai que ça fait un peu cocktail, l'ambiance au Pershing, ce club de Chicago où Ahmad Jamal entre dans la légende en 1958 en gravant Poinciana sur l'album At The Pershing : But Not For Me. Sauf qu'on ne comprend pas trop bien en quoi ça dérange, un "pianiste de cocktail". Des glaçons dans le standard, est-ce si inconvenant ? Motif de scandale, un trio en mode sangria ? Un parfum de mojito (puisque le morceau en question nous vient de Cuba...) serait-il matière à mauvais mélange ? Un trio en état de grâce a pourtant toutes les bonnes raisons de sabrer le champagne ce soir-là. Ahmad Jamal au piano, Israel Crosby à la contrebasse et Vernel Fournier aux drums ont donné à l'odyssée de la note bleue l'une de ses signatures les plus aériennes, les plus fraîches, les plus voyageuses... Allez, caviar pour les autres !

40/Elmer Bernstein & Shorty Rogers, The Man With The Golden Arm

Son prénom et son nom, il faudrait l'inventer. Le batteur et junkie repenti incarné par Sinatra dans L'Homme au bras d'or  (Otto Preminger, 1955) s'appelle Frankie Machine, et c'est justement une horlogerie titanesque qui préside à ses errances dès le générique en lignes blanches de Saul Bass avec Clark Street, ce thème légendaire d'Elmer Bernstein transfiguré par Shorty Rogers et ses Géants. Dans la brèche ouverte par Shelly Manne aux drums, trompettes et trombones rugissent d'une rédemption à venir. En attendant, c'est l'œil du cyclone. Sonorités déchiquetées, cors belliqueux... Le gratin West Coast de l'époque s'y engouffre, des frangins Candoli à Frank Rosolino le maudit. Bud Shank et Jimmy Giuffre sont aussi de la partie.

10 nouveaux morceaux de chevet par temps de confinement (40 au total), 1er avril 2020. 

 

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