Samedi 7 décembre 2024 par Laurent Sapir

Mémoires interrompus

Cet homme à la caméra avait aussi une plume en or. Bertrand Tavernier n'a pas eu le temps d'achever son récit autobiographique publié conjointement par l'Institut Lumière et Actes-Sud. Ces "mémoires interrompus" étincellent d'autant plus sur le vif...

 

La sincérité, la chaleur et la vitalité qui irriguent cet ouvrage procurent autant matière à sourire que sentiment de vide. Tour à tour enrobé et bluffé par un feu d'artifice de souvenirs tout en saveur et par cette grêle vorace d'enthousiasmes, de rencontres et d'engagements, le cœur se serre en même temps tant ce cinéma, ce cinéaste et surtout cet homme-là, Bertrand Tavernier, nous manquent. Sa mort, en mars 2021, a brisé net un élan qui n'avait rien de crépusculaire, à l'instar de ces Mémoires interrompus au milieu du gué, juste après le succès d'Un Dimanche à la campagne en 1984.

Cela restera donc son "roman inachevé" à lui, l'homme à la caméra, aussi doué dans la mise en scène des mots que dans l'ordonnancement des plans; "roman inachevé" comme en écho à une œuvre célèbre d'Aragon, lequel fut hébergé à Lyon en 1943 par le père de Bertrand Tavernier. C'est là, d'ailleurs, que le poète écrira et dédicacera son fameux Il n'y a pas d'amour heureux à Geneviève, la mère de Tavernier -on imagine la fureur d'Elsa Triolet... Mais revenons à ce père résistant et gaulliste, René Tavernier, lui aussi poète et éditeur de poètes, pétri d'humanisme mais tout en réserve lyonnaise. Il n'est pas forcément dépeint sous son meilleur jour, notamment comme mari, et semble même un peu jaloux plus tard devant le succès de son fils. C'est pourtant bien à cette figure paternelle complexe que le réalisateur de Autour de minuit doit son initiation au jazz, notamment lorsqu'il se voit offrir Duke Ellington en concert à Chaillot, en 1958.

Mémoires de nos pères, suite... Tout aussi paternelle et encore plus hybride, l'ombre de Jean-Pierre Melville. C'est lui qui engage Tavernier comme assistant avant de l'orienter plus tard vers le métier d'attaché de presse. "Je suis fou de joie. Le cauchemar peut commencer", écrit joliment le futur réalisateur de L'Horloger de Saint-Paul avant de comparer sa relation avec le maître aux rapports que le personnage de Piccoli entretient avec celui de Gérard Lanvin dans Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre. Il est vrai que sur le plateau de Léon Morin prêtre, Melville fait son Melville: "Messieurs, j'ai calculé qu'en disant bonjour à tout le monde chaque matin, on perdait quatre minutes", ose-t-il balancer à son équipe dès le premier jour de tournage. 

"Je découvrirai durant mes propres films, écrit Bertrand Tavernier, que ces petits gestes du matin peuvent être aussi l'occasion de suggérer une idée, de poser une question, de connaître une réaction, toutes choses que Melville aurait prises pour des signes de faiblesse". Même relation tourmentée avec un autre cinéaste admiré, Stanley Kubrick, lors de la promotion d'Orange mécanique. Le diktat des "auteurs" dont on parle tant aujourd'hui, ce n'est pas le credo de Tavernier. Il est bien plus proche en cela d'un François Truffaut avec lequel il a pourtant eu d'autres divergences, notamment durant ses années-club: "Notre démarche s'apparentait à celle de la génération d'historiens disciples de Braudel qui entendaient faire reposer leur jugement sur des faits et non sur des opinions (...) c'est ainsi que nous avons découvert, par exemple, qu'il y avait un pourcentage à peu près égal, chez Truffaut, entre les erreurs, les loupés et les jugements incisifs".

Même refus de tout esprit de clan ou de chapelle sur le plan politique. L'ouvrage est essaimé, à ce propos, d'un constant "je t'aime moi non plus" à l'égard des communistes, alors très influents. Immunisé contre tout stalinisme de la pensée, Bertrand Tavernier admire en même temps de nombreux critiques ou cinéastes communisants, même si ces derniers sont très peu médiatisés. Il sera aussi aux côtés de l'ancien ministre PCF Jack Ralite pour la défense du service public, ne mâchant pas ses mots contre les dérives du mitterrandisme, à commencer par la cinquième chaine offerte à Sylvio Berlusconi.

Ces mémoires, enfin, sont propices à une galerie de portraits plus affectueux les uns que les autres: Philippe Noiret, Christine Pascal, Isabelle Huppert (’"C'est la championne des brusques changements de ton, des dérapages incontrôlés...), sans oublier le si intègre Didier Bezace dont l'annonce du décès ouvre ce livre si magnifiquement écrit:  "Mes souvenirs m'imposent parfois une chronologie erratique où les dates se télescopent. J'ai l'impression d'errer dans une forêt où je me repère bien, sais distinguer des arbres, des clairières, sans retrouver une véritable topographie ni identifier les voies d'entrée et de sortie"... Voilà bien des mémoires en mouvement, jusque dans leurs pointillés si poétiquement formulés.

Mémoires interrompus, Bertrand Tavernier (Institut Louis Lumière, Editions Actes-Sud). À suivre, sur TSFJAZZ, "Caviar pour tous, champagne pour les autres", ce jeudi 12 décembre (19h-20h) avec comme invités la comédienne Charlotte Kady, le contrebassiste Henri Texier, le journaliste Jean-Claude Raspiengeas et le producteur Frédéric Bourboulon.