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L'Homme qui danse

Le mercredi 31 août 2022, par Laurent Sapir
Une boîte de nuit en bord de Loire qui vous emporte comme le "tambour d'une machine à laver"... Trois ans après "La Chaleur", le jeune romancier Victor Jestin prend de mieux en mieux la température de son époque.

Derrière les néons, le néant. De 1990 à 2019, un garçon solitaire bientôt engourdi par l'âge ne trouve sens à son existence qu'à l'intérieur d'une boîte de nuit en bord de Loire. Elle vieillira aussi mal que lui. Imperturbable jeunesse, a contrario, que celle de Victor Jestin, auteur à seulement 28 ans d'un deuxième roman aussi époustouflant que le premier, La Chaleur, paru en 2019. Un ado y grésillait de mal-être dans un camping des Landes asphyxié sous la canicule. Déjà le grand art dans la manière de prendre la température de son époque.

Au soleil de plomb succèdent désormais des nuits-paravents au cours desquelles Arthur, le personnage principal, s'agite sous troboscope pour oublier ses journées vides et son peu de relief apparent. Au départ, pourtant, c'est la cata. Voilà un danseur qui ne sait pas danser et encore moins "choper", pour reprendre l'éternelle injonction qui taraudait déjà l'anti-héros de La Chaleur dans son rapport aux filles. Sur la piste de danse, Arthur ne perçoit d'abord que des "hommes lourds musclés, moulés dans leurs T-shirts satinés noirs ou blancs. Ils prenaient une place folle. Ils saturaient l'espace. Leurs regards sur les femmes appuyaient si fort qu'ils devenaient une sorte de matière, une tourbe épaisse répandue dans la boîte ". 

Quelques séances d'abdos plus tard et la bascule est entamée, comme s'il suffisait de réinventer son corps pour se revitaliser l'âme. Arthur offre désormais un déhanché impeccable. Chaque nuit, il rentre dans sa boîte, s'y laisse emporter "comme le tambour d'une machine à laver ", exulte dans cet espace-temps parallèle où l'on danse au lieu de marcher, où l'on se regarde au lieu de se parler et où la texture du sol comme celle de l'air contraste tellement avec ce que les journées ont de brumeux et d'irrespirable. Il fait des rencontres, enfin... Deux ou trois filles qui tombent dans ses bras avant de tomber de bien plus haut face à un type aussi faux avec lui-même.

Les années passent, la cigarette disparaît, Internet puis #MeToo bousculent certaines habitudes tandis que de Daft Punk, on est passé à Beyoncé et Rihanna, mais Arthur n'est plus qu'un disque rayé. Il passe désormais pour le dernier des ringards, "l'oublié sur la banquette du fond "... De toute façon, et avant même le couperet COVID, le temps des discothèques de province est révolu. C'est comme dans Le Bal d'Ettore Scola: l'époque change, l'environnement extérieur également. Du coup, ça ne danse plus pareil. 

Il reste encore la littérature, heureusement, pour rendre Arthur aussi poignant que pathétique. En faire le narrateur de son propre suicide social ne permet pas seulement à la fulgurance d'écriture de Victor Jestin d'irradier à chaque page (même dans des phrases toutes simples, genre "Les arbres sentaient fort, du pollen volait "). Le procédé dévoile aussi un cœur qui bat et qui bouleverse. De quoi imaginer ce qu'aurait pu devenir ce personnage s'il était sorti de sa boîte et s'il ne s'était pas laissé rétrécir par des codes de masculinité réfrigérés. Doté d'une sensibilité aux accents parfois chevaleresques, un vrai Roi Arthur aurait alors sûrement supplanté ce spectre qui ne sait danser qu'avec ses propres loups.

L'Homme qui danse, Victor Jestin (Flammarion). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 1er septembre sur TSFJAZZ (13h30)

 

 

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