Dimanche 15 septembre 2024 par Laurent Sapir

Les graines du figuier sauvage

Quand le mouvement "Femme, vie, liberté" fait exploser un foyer familial... Mêlant séquences réelles et fiction ensorcelante, Mohammad Rasoulof signe un film d'autant plus immense qu'il a été tourné clandestinement.

 

Elle a recouvert sa tête d'un voile, mais c'est un voile imbibé de sang. Une décharge de chevrotine a mutilé son beau visage. Il faut à présent en retirer un par un les plombs avec une pince à épiler. La séquence de l'étudiante blessée lors d'une manifestation ne sortira pas de sitôt de notre esprit. Lumière picturale, champ-contrechamp sur la victime et celle qui la soigne. Soudain, une musique, un chant de douleur, un oratorio de voix féminines telle une prière depuis la nuit des temps. Entre chagrin, révolte et soin de l'autre, l'Iran de Mohammad Rasoulof se tient là, dans ce temps suspendu qui étreint et bouleverse.

C'est l'Iran culturel, l'Iran clandestin -puisque le film a ainsi été tourné- l'Iran des exilés contraints. Rasoulof, qui risquait huit ans derrière les barreaux au regard des graines implacables de son figuier sauvage, a fui son pays à travers les montagnes, franchissant à pied la frontière avec, sur son CV de cinéaste-monde, on ne sait combien de peines de prison, d'interdictions de tournage et de restrictions de toutes sortes. Il était d'ailleurs incarcéré lorsque le mouvement "Femme, vie, liberté " a surgi après la mort de Mahsa Amini, cette jeune Kurde iranienne assassinée par la police des mœurs pour un voile mal porté.

Quand Mohammad Rasoulof a découvert après coup les vidéos sur les smartphones, son art de la fiction (Un homme intègre, Le Diable n'existe pas...), même à forte résonance politique, s'en est trouvé déchiré, dans tous les sens du terme. D'où ce nouveau récit assez vite perforé, presque en mode cratère, par les images réelles de la répression du mouvement. Côté fiction, un père apparemment aimant qui vient d'être nommé juge d'instruction et dont la première tâche consiste à signer le mandat d'exécution d'un homme dont il n'a même pas eu le temps de lire le dossier. Côté réel, les manifestations relayées sur les réseaux sociaux auxquels ont accès ses deux filles alors que la télévision officielle n'en livre qu'une version déformée. 

Ce hiatus entre réel et fiction, entre le père opportuniste, vigilant face à tout signe de contestation apparente au sein même du foyer familial, et les filles dont l'une aimerait teindre ses cheveux en bleu, ce fossé de plus en plus large entre un monde adulte gangrené par la compromission et une jeunesse avide de libertés, Rasoulov le filme magistralement. L'harmonie n'était qu'un leurre, la famille va exploser. Surtout lorsque le père ne parvient plus à retrouver l'arme à feu que son administration lui a confiée pour se protéger. Là encore, autre moment suspendu qui pourrait orienter le propos vers les cas de conscience moraux et métaphoriques chers à un autre cinéaste iranien, Ashgar Farhadi. Il n'en est rien. Le film fonce tombeau ouvert sur un autre versant, y compris sur le plan géographique, entre western et thriller horrifique à la Shining.

À ce stade, il faut dire quelques mots sur la mère, Najmey. Le père, on l'a compris, est un monstre doux, vaguement déboussolé par sa nouvelle charge mais peu propice à une quelconque empathie comme pouvait encore l'être le bourreau introverti et ravagé du Diable n'existe pas. La mère, c'est plus compliqué. Dure avec ses filles, entreprenante mais soumise à son mari, elle laisse pourtant apparaître peu à peu les fêlures de l'épouse révoltée, sans doute à partir de cette fameuse séquence de l'étudiante blessée puisque c'est elle, la soignante... Un Homme intègre et Le Diable n'existe pas regorgeaient déjà de ses personnages féminins dont la détermination, à la lisière de l'insensibilité, n'excluent pas générosité et combativité.

Les graines de certains vieux figuiers procèdent de la même manière. Digérées par les oiseaux puis rejetées sur d'autres arbres, les branches sur lesquelles elles germent finissent par enlacer l'arbre-socle avant de l'étrangler, permettant à un nouveau figuier de croître. Dans sa mise en forme exceptionnelle, tant par le jeu des interprètes que par son sens de la lumière, du cadrage et de la tension crescendo qui l'irrigue, le film de Mohammad Rasoulof nous emmène immensément loin. Bien plus loin assurément que le si lâche "prix spécial" qu'un jury cannois lui a décerné en guise de lot de consolation alors que cette œuvre prodigieuse avait tous les attributs d'une palme d'or.

Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof, prix spécial du Jury au dernier Festival de Cannes. Sortie en salles ce mercredi 18 septembre. Coup de projecteur avec le réalisateur, le même jour, sur TSFJAZZ (13h30)