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Le Silence et la Peur

Le vendredi 06 mars 2020, par Laurent Sapir
Avant de faire escale le mois prochain au Théâtre de la Bastille, c'est à Ivry que "Le Silence et la Peur", mis en scène par David Geselson, fait revivre avec doigté et densité l'odyssée de Nina Simone.

Elle voulait tout mettre à feu et à sang. Du sang d'esclave, du sang Cherokee... Ses origines mêlées lui avaient vite fait comprendre l'essentiel: Christophe Colomb, Jim Crow, même combat ! Sur la scène du théâtre des Quartiers d'Ivry, c'est Dee Beasnael qui campe une Nina Simone toute en niaque et en sensualité frontale, mais aussi pleine d'anxiété et de traumas identitaires face cette conquête meurtrière des Amériques qui la percute dans son versant afro-américain. Elle ne chante pas, elle griffe, mais la voix est la même. Sauf, peut-être, lorsque cette comédienne née au Ghana de parents tchadiens et élevée à Dallas fait surgir la fragilité en parlant le dialecte ngambaye. On se souvient alors du pseudonyme que l'inoubliable interprète de Four Women s'était choisie: Nina, qui signifie "petite fille" en espagnol.

Ce recours au ngambaye résume en partie la question que s'est posée le jeune metteur en scène de la pièce, David Geselson, remarqué en 2015 avec En Route-Kaddish, évocation de son grand-père juif lituanien parti s'installer en Palestine. "Raconter une histoire afro-américaine ? Comment ? De quel point de vue ? Avec qui ?" (Extrait d'une interview donnée aux Inrocks). Rien de mieux, au final, qu'un cocktail linguistique et un "collapse" de jeux d'acteurs français et afro-américains pour déjouer tous les pièges de l'appropriation culturelle. On est un peu désarçonné au départ, puis captivé par ce pari si rare sur une scène française.

Dans le registre french touch et mezzo voceLaure Mathis campe la professeure de piano de la toute jeune Nina, et Elios Noël joue son mari. Les deux autres seconds rôles tenus par des Afro-Américains se déploient de manière plus expressionniste. Le père, avec lequel la future diva eut des relations tumultueuses, est incarné par Kim Sullivan tandis que Craig Blake prête son visage au différents amants de la chanteuse. Il n'est pas forcé de varier son jeu, ils ont tous été ingrats et brutaux. Les époques s'entremêlent, la chronologie zigzague en fragments, de La Barbade à la Caroline du Nord où Nina Simone ne laissera personne dire que 20 ans est le plus bel âge de la vie. Elle vient d'être recalée comme concertiste du Curtis Institute. Trop mauvaise, comme elle l'a d'abord pensé, ou trop Noire ?

Une symphonie de Mahler annonce cet épisode connu. On entend aussi dans la pièce du Bobby Timmons ainsi qu'un morceau de Nina Simone, I Wish I Knew How It Feels to Be Free, chanté a capella. Mais c'est surtout la densité du texte qui en impose, jusqu'à occulter, parfois, la finesse de la mise en scène, le travail sur les lumières, le contraste entre un salon en clair-obscur jamais figé et les vidéos de Martin Luther King et Malcolm X cisaillant soudain les murs.

De toutes les pièces que l'on a déjà vues sur Nina Simone, Le Silence et la Peur est bien la plus atypique, la plus ambitieuse, la plus actuelle. Pas forcément la plus émouvante, mais sans doute la mieux tenue, sans concessions, au diapason d'une pianiste et chanteuse au carrefour de tous les enjeux contemporains: autonomie face aux diktats de l'industrie musicale, dignité afro-américaine, émancipation féministe... David Geselson l'a compris mieux que personne: Nina Simone est bien une héroïne du 21e siècle.

Le Silence et la Peur, David Geselson, créé au CDN dee Lorient, jusqu'au 8 mars au théâtre des Quartiers d'Ivry, à partir du 20 avril au Théâtre de la Bastille, à Paris. Le metteur en scène sera l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, suer TSFJAZZ, jeudi 26 mars, à partir de 20h.

 

 

 

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