La cité aux murs incertains

Les romans d'Haruki Murakami se suivent et se ressemblent délicieusement. Publié en janvier dernier, son nouvel opus, "La Cité aux murs incertains", infuse avec toujours autant de magie et de quiétude.
Ombres, licornes, bibliothèques et autres muffins à la myrtille que le héros savoure en écoutant Just One Of Those Things façon Paul Desmond... Au gré d'une trame plus désincarnée mais toujours aussi imbibée de ce "réalisme magique" qui lui est cher, Haruki Murakami fait de sa Cité aux murs incertains un havre de douceur et de sortilèges ruisselant de toutes parts. Parenthèse rêvée pour mettre provisoirement de côté les enfers de notre époque.
Comme souvent chez l'écrivain japonais, plusieurs mondes parallèles gravitent autour du héros, un adolescent épris d'une jeune fille laquelle disparaît mystérieusement, juste après avoir confié à son amoureux l'existence d'une mystérieuse cité aux allures de forteresse médiévale avec des horloges sans aiguilles, et surtout des corps séparés de leur ombre. Faille spatio-temporelle aidant, les deux ex-tourtereaux finissent par se retrouver dans cette fameuse cité aux hauts murs sauf qu'il est désormais adulte alors qu'elle semble toujours avoir 16 ans mais qu'elle a tout oublié visiblement du monde "réel". Murakami rend malgré tout ces moments délicieux. Au sein d'une bibliothèque où le narrateur occupe la fonction de "liseur de rêves", rien ne vaut le moment où la jeune fille reconvertie en assistante lui sert une tisane dont elle a le secret pour apaiser ce qui semble constituer un dur labeur.
Ce monde "réel" va malgré tout de nouveau aspirer le narrateur lorsque son ombre agonisante le supplie de refaire équipe à deux. C'est la partie la plus importante du livre. La plus étalée dans le temps, également. D'un endroit pour lecteurs à l'autre, le héros est amené à remplacer dans une petite ville de montagne le directeur quelque peu excentrique d'une bibliothèque qui adore porter des jupes. Le bonhomme s'appelle Koyasu, il a un visage rond, un béret bleu nuit dessus, et il offre de précieux conseils à notre ami lorsqu'il lui rend visite la nuit autour d'un poêle à bois: "Si vous avez une foi profonde en quelque chose, votre chemin émergera tout seul. Et cela vous évitera une chute violente à venir." Ce même Koyazu est pourtant censé être mort depuis longtemps.
Il est aussi question dans ce récit d'une tenancière de café à la trentaine chaleureuse tenaillée pourtant par une sorte d'inquiétude sexuelle, ainsi que d'un adolescent qui porte un sweat à capuche avec inscrit dessus Yellow Submarine. On est comme un poisson dans l'eau au creux de cet univers qui n'appartient qu'à son auteur et dont il nous avait déjà donné un avant-goût dans l'un de ses précédents romans, La Fin des temps. Qu'importe la redite, ses prolongements ensorcellent. Murakami affine son art, emboîte ses imaginaires comme ses obsessions, transforme le destin d'une ombre en tragi-comédie et nous infuse de "quiétude" et de "volupté", pour reprendre les mots de la romancière Véronique Ovaldé, jusqu'à nous bercer, toujours d'après l'écrivaine, d'une "pluie tiède au crépuscule dans un endroit qui n’existe plus vraiment". De quoi savourer une certaine idée du nirvana dans l'exercice de la lecture.
La Cité aux murs incertains, Haruki Murakami (Belfond). À réécouter Caviar pour tous, Champagne pour les autres, fin janvier, sur TSFJAZZ, avec Véronique Ovaldé parmi nos invités.