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Jazz à l'âme

Le samedi 19 septembre 2020, par Laurent Sapir
Vous avez aimé Baldwin, vous adorerez William Melvin Kelley, auteur oublié du poignant "Jazz à l'âme" (1965), ou comment un musicien noir né aveugle affronte les dégâts d'une enfance volée et les démons plus ou moins enfouis de l'Amérique ségréguée. Réédition incontournable. , .

Au royaume des auteurs injustement méconnus, voici William Melvin Kelley (1937-2017). Reconnu post-mortem comme un "géant oublié de la littérature américaine " (The New Yorker), ce romancier afro-américain signe un premier coup d'éclat en 1962 avec Un autre tambour, odyssée faulknérienne dans laquelle une bourgade sudiste se retrouve du jour au lendemain dépeuplée de tous ses habitants noirs. Le roman est raconté du point de vue des Blancs qui sont restés. Belle confirmation d'un credo que n'aurait pas désavoué un certain James Baldwin : il n'y a pas de "problème " noir aux États-Unis. En revanche, il y a bien un problème racial, et c'est un problème blanc.

Ainsi s'est déployée la radicalité décalée de William Melvin Kelley. Aussi décalée que son parcours personnel, lui qui a grandi dans le Bronx avant d'être scolarisé dans un lycée de Blancs et d'étudier à Harvard. Généalogie pareillement bariolée : son père écrit dans le renommé Amsterdam News, un journal afro-américain d'Harlem, mais on retrouve aussi parmi ses lointains ancêtres un colonel blanc de l'armée confédérée. Bref, le voilà vacciné à la source, si on peut dire, contre tous les clichés identitaires. Jusqu'à d'ailleurs imiter Sinatra à la perfection.

C'est en 1965 que William Melvin Kelley publie A Drop of Patience, joliment retitré Jazz à l'âme par les éditions Delcourt. Comme dans Un autre tambour, tout est affaire de regard, ou plutôt de privation de regard car Ludlow Washington, ce surdoué du jazz avec qui le lecteur fait connaissance, affronte un double handicap: il est noir, et il est aveugle. Dès cinq ans, ses parents l'abandonnent dans un institut spécialisé où l'un de ses camarades initie avec lui des rapports de maître à esclave. De cette enfance volée, des névroses ultérieures vont faire leur miel. D'abord au sein d'un orchestre du Sud des Etats-Unis où Ludlow aime de moins en moins ce qu'on lui fait jouer, puis à New-York où ses innovations stylistiques sont censées lui apporter bonheur et prospérité.

Il n'en est rien. D'abord en sourdine, puis avec une plume de plus en plus acérée, William Kelley observe les affres de son personnage principal, notamment sur le terrain intime de sa sexualité. Plusieurs femmes passent, mais Ludlow a du mal à les garder. Que lui renvoient-elles d'autre que l'image de l'oiseau de nuit au vol entravé ? Ou alors, lorsqu'il s'agit de femmes blanches, la réalité d'un monde où les Noirs sont perçus comme dangereux lorsqu'ils sortent de leur rôle ? Pas étonnant que son meilleur ami noir, un tromboniste volage et exubérant, n'ait pas les mêmes ennuis: "il avait toujours réussi à faire croire aux Blancs qu'il était inoffensif. Et c'était pour cette raison qu'ils l'autorisaient à être heureux ".

Peu à peu,  Ludlow abandonne son côté perle humaine. Il se méfie de tout, y compris des Blancs qui affichent devant lui un complexe de repentance, et finit par péter les plombs lors d'un mémorable climax en mode blackface. Pour le reste, on ne sait jamais précisément de quel instrument il joue mis à part qu'il souffle dedans. Le lecteur progresse à tâtons, lui aussi. Il ne lui est pas difficile, cependant, d'imaginer les modèles que William Melvin Kelley a pu avoir en tête en sondant les douleurs d'âme de LudlowCharlie Parker pour les humiliations (et le génie créatif); Clifford Brown pour l'humilité... 

Éric Moreau, brillant traducteur des ralentis et accélérations qui rythment la prose de l'auteur américain, nous a également confié que William Melvin Kelley était très proche de Marion Brown, ce saxophoniste d'avant-garde au phrasé coltranien remis au goût du jour l'an passé par le pianiste guadeloupéen Jonathan Jurion. Son album avait pour titre Le Temps fou, celui qui aura eu raison de Ludlow Washington, ce perpétuel désorienté qui voulait tant survivre à la brutalité des "Maîtres", comme l'écrit si joliment la veuve de William Melvin Kelley dans la postface du roman.

Jazz à l'âme, William Melvin Kelley (Editions Delcourt). Coup de projecteur avec le traducteur du roman, Eric Moreau, sur TSFJAZZ ce jeudi 24 septembre (13h30) 

 

 

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