Houris

Une longue cicatrice au cou en forme de sourire, une voix intérieure ravageuse... Avec "Houris", Kamel Daoud survole la rentrée littéraire et signe un requiem enfiévré à la mémoire de toutes les victimes des islamistes algériens dans les années 1990.
Avouons- le, on est entré à reculons dans Houris, le nouveau roman de Kamel Daoud. Il est vrai que dix ans après son entrée fracassante dans le paysage littéraire avec Meursault, contre-enquête, décoiffante relecture post-coloniale de L'Étranger de Camus, l'évolution de l'auteur en a troublé plus d'un. Sous la bannière d'un anti-islamisme dont la vigueur, à l'instar de Boualem Sansal, tend à se diluer lorsque la cible est trop large, Kamel Daoud s'était notamment fendu d'une tribune retentissante sur les agressions sexuelles commises par des migrants à Cologne, en Allemagne, lors du Nouvel an 2016. Il avait été alors taxé d'islamophobie par un collectif de chercheurs. Plus récemment, dans Le Point où il tient une chronique, il n'hésitait pas à louer la "lucidité républicaine" d'une eurodéputée RN.
Houris nous rappelle heureusement, et de la plus belle des manières, les raisons pour lesquelles dans son pays, l'Algérie, Kamel Daoud est devenu la bête noire du régime, des milieux intégristes et de tout ce que ce pays compte de conservateurs. C'est autant un roman qu'un requiem, un récit qui tutoie parfois la transe pour ramener sur le devant de la scène le souvenir refoulé de la nuit islamiste ayant dévoré l'Algérie durant toute une décennie- celle des années 90.
Aube, son héroïne magnifique, n'a que cinq ans lorsque son égorgeur, sans parvenir à la tuer, la prive de cordes vocales. Elle a désormais une longue cicatrice en forme de sourire au cou, une canule pour lui permettre de respirer et une voix intérieure qui n'épargne personne, jusqu'à menacer l'enfant qu'elle porte dans son ventre. À quoi bon mettre au monde une fille dans une Algérie où ceux qui n'imaginent les femmes que soumises vaquent tranquillement à leur obscurantisme, ne rêvant que de "houris", ces vierges promises aux fidèles lorsqu'ils accèdent au paradis ?
Plume incandescente, sans paraphrases: "Quand on se fait égorger, écrit l'auteur, on n'y croit pas, car ça ne fait pas mal, mais on a l'impression qu'on a agrandi la porte sur l'hiver et que le ventre prend froid ".... Regard gorgé de lucidité, également, quand il s'agit de comparer le souvenir de la guerre d'indépendance contre la France et celle dans laquelle les islamistes ont enfoncé le pays des décennies plus tard. La première prend toute la place dans les commémorations, "telle une dame âgée très riche et très sourcilleuse de ses bijoux ". À quoi pourrait ressembler un monument pour les survivants de la guerre civile des années 1990, s'interroge Aube ? Peut-être à "un silo que seuls la pluie, les feuilles mortes et le vent combleraient de temps à autre "...
En attendant, l'écriture de Daoud cavale, comme Aube fonçant vers son village natal pour rencontrer l'esprit de Taïmoucha, sa sœur assassinée. Un libraire à moitié fou l'escorte. Il connaît toutes les dates, tous les bilans des exactions commises par les barbus. Il se souvient aussi que son père, lui aussi libraire, s'était vu sommé de ne vendre que des livres de cuisine, le reste étant considéré comme une littérature impie. Et puis est venu le temps de la "réconciliation" (et de l'amnésie) décrétée d'en haut. Les assassins ont déposé les armes et pour ne pas avoir à rendre compte de leurs méfaits, ils se sont tous déclarés... cuisiniers.
"C'est lorsqu'elles gisent sans mots que nos histoires deviennent dangereuses. Comme un gouffre. La mienne creuse le trou dans ma gorge "... Enténébrée dans une spirale de rage et de puissance poétique, la voix intérieure de l'héroïne n'a pas fini de nous hanter. Son prénom aussi, d'ailleurs: Aube... L'aurore d'un Goncourt, peut-être.
Houris, Kamel Daoud (Gallimard)