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SEPTEMBER SECOND
MICHEL PETRUCCIANI

Heureux les heureux

Le lundi 07 janvier 2013, par Laurent Sapir

Quand elle voit un couple, elle ne change pas forcément de trottoir. Yasmina Reza se montre implacable, en revanche, pour en disséquer les avatars et la chute épuisante à laquelle conduit toute relation qui s'englue dans ce qu'Adorno suggérait avec son fameux "Tu seras aimé lorsque tu pourras montrer ta faiblesse sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force"...

Ces lassitudes mordillées de désarroi quand vient (ou ne vient pas, parce que pas le courage...) le dépôt de bilan, la dramaturge et romancière les déploie à travers 18 personnages dont la trompeuse quiétude donne matière à une sorte de "Short Cuts" mezzo voce ciselé avec un savoir-faire d'autant plus appréciable qu'il ne fait jamais barrage à l'émotion. Ils sont journaliste, professeur d'espagnol, consultant en immobilier... Leurs "partenaires" ?  des avocates, des actrices, des secrétaires médicales... Dés les premières pages, une scène d'engueulade devant le rayon fromages d'un magasin donne à voir, en même temps, ce que le confort matériel peut receler de précarité intime.

C'est d'ailleurs dans une  ambiance encore plus prolétarienne (une banlieue ouvrière du Nord de la France), que l'un des personnages du roman affirme éprouver "la catastrophe du sentiment". Il faut les laisser parler, les malheureux heureux de Yasmina Reza. Leurs monologues traduisent avec tellement d'éclat le glacis de l'alchimie initiale, la solitude, même à deux, ou encore la livide lucidité face à ce qui ne parvient plus à se réinventer. "Les couples me dégoûtent", fait-elle dire à l'une de ses apparentes porte-parole : "Leur ratatinement, leur connivence poussiéreuse. Je n'aime rien dans cette structure ambulante qui traverse le temps à la barbe des isolés".

Mais ces messieurs savent se lâcher, eux aussi, contre ces "femmes qui se construisent, à l'intérieur d'elles-mêmes, des palais enchantés. Vous y êtes momifié quelque part mais vous n’en savez rien". Le match est lancé, les répliques fusent... Damien Barnèche, le fils du joueur de cartes : "Les types qui plaisent sont silencieux et font la gueule . Moi, je ne me trouve pas assez beau, pas assez intriguant  au naturel pour me taire". Paola Suarès, la fille sur le canapé turquoise : "Les hommes sont d'une fixité totale, c'est nous qui créons le mouvement. On s'épuise à animer l'amour"...

Avec un tel répondant, ces personnages finissent forcément par se répondre. Du moins aux yeux du lecteur puisque Yasmina Reza prend soin de ne pas abuser des entrecroisements malgré les liens qui se dessinent au fil des pages... Quant aux quelques silhouettes qui reviennent au cours du récit, elle n'ont à nous offrir que leur splendide détachement. C'est en cela qu' "Heureux les heureux" est un faux roman choral, puzzle éparpillé d'âmes tièdes allant à la cata gaiement (Le joueur de bridge qui en avale son roi de trèfle !), sur un air de saudade en roulant sur le périph ou alors sous le regard innocent d'un ado à moitié dingue se prenant pour Céline Dion... En rire, comme souvent chez Yasmina Reza, de peur d'être obligé d'en pleurer.

"Heureux les heureux", de Yasmina Reza (Editions Flammarion)

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